Il est difficile de présenter La tour interdite de Marion Zimmer BRADLEY sans parler des 26 autres livres du cycle... La Romance de Ténébreuse, sa grande saga de Science-Fiction, qu'elle a « construit » en 41 ans, de 1958 à 1999... Autrement dit jusqu'à sa mort.
En France, Marion Zimmer Bradley (MZB de son petit nom

Mais passons.
Vous imaginez bien qu'en 41 ans d'écriture sur une même saga, l'oeuvre de MZB est assez inégale et plutôt complexe. A tel point que les fans de la saga La Romance de Ténébreuse lui ont demandé de mettre de l'ordre dans ses écrits. Ce qu'elle a fait, en élaborant une chronologie de la planète Ténébreuse qui s'étale sur 1000 ans, et en replaçant approximativement ses livres à l'intérieur. Ce qui est assez cocasse, c'est que vous pouvez lire un des derniers livres de la saga au niveau chronologique, mais qui peut se trouver être un des premiers qu'elle a écrit... Bref, depuis Star Wars, on est habitué

Fait rare en SF/ Fantasy :
Tous ses livres de La Romance de Ténébreuse peuvent être lus indépendamment les uns des autres, même quand ils se suivent. D'un livre à l'autre, même lorsqu'on retrouve les mêmes personnages, on a souvent changé de génération, et donc de scénario.
Sauf pour... La tour interdite (écrit en 1977), qui se place, au niveau de l'histoire, environ un mois après la conclusion de L'épée enchantée (écrit en 1974). Il n'empêche que, fidèle au principe de l'auteure, vous n'êtes pas obligé d'avoir lu le premier pour comprendre le deuxième. Et vice-versa.
La Romance de Ténébreuse
Je suis obligée de faire un détour par une présentation de la saga si je veux expliquer un des livres qui la compose : La tour interdite.
Ténébreuse (Darkover en anglais), est une planète sur laquelle un vaisseau terrien s'est écrasé, aux premières heures de la conquête spatiale. Viable pour les humains, et sans possibilité de prévenir la Terre, voilà nos terriens devenus colons malgré eux sur une planète inhospitalière : il y fait non seulement très froid, mais il faut aussi affronter un pollen particulier, qui est transporté lors de grands vents, activant des zones endormies du cerveau, permettant la télépathie et levant toute rationnalité et toute inhibition (notamment sexuelle) pendant le temps où l'on y est soumis.
Ajoutez à cela que certains colons -sous l'effet du pollen- vont s'unir à une race autochtone et non humaine, les Chieri (des êtres humanoïdes, très pâles, beaux, graciles, d'une très grande longévité et surtout télépathes), et voilà comment, au fil des générations, la télépathie (le laran) et des dons psychiques spéciaux vont apparaître chez les descendants des premiers terriens.
Pour la petite histoire, si la description des Chieri vous rappelle celle des elfes, c'était une volonté de MZB, un peu obligée d'appâter ses lecteurs avec des codes traditionnels. Il y a d'ailleurs beaucoup d'éléments fantasy dans son oeuvre (les paysages grandioses de Ténébreuse, planète préservée, une société féodale, moyennâgeuse et patriarcale...) mais son discours très technique sur les pouvoirs psychiques font que La Romance de Ténébreuse oscille entre ces deux genres de l'Imaginaire que sont la SF et la Fantasy.
Ce que je trouve génial avec La Romance de Ténébreuse, c'est que MZB a créé 1000 ans d'une histoire plausible, scindables en plusieurs périodes :
LES PREMIERS TEMPS :
Le développement d'une société télépathique, basée sur la science des matrices (gemmes qui amplifient la pensée) et sur l'anoblissement progressif des télépathes par rapport aux autres (familles nobles = les Comyn). La filiation terrienne est peu à peu oubliée.
LE CHAOS :
le développement d'une société féodale et guerrière, qui livre bataille grâce aux dons psy développés par des sélections génétiques (dont leurs enfants sont les 1ers cobayes) et grâce à des cercles de télépathes qui manipulent la matière.
D'un point de vue de la civilisation, la science des matrices a surpassé la technologie terrienne : on peut guérir les gens (en plongeant mentalement dans le corps des gens) ou en construisant des infrastructures par lévitation d'objets...
Cette même science, à son apogée, va décimer la grande majorité de la population ténébrane, à force de n'être utilisée que pour la guerre : polluer l'eau, lancer du feuglu (substance qui ronge même la pierre)...
A la fin de ces âges obscurs, un Pacte est conclu, interdisant l'emploi d'armes à distance (que ce soit générer un incendie à 200 km de chez soi ou posséder un arc et des flèches...) et la science des matrices est strictement reglementée à des usages autorisés (extraire du minerai par exemple) et confinée dans des tours.
Sept grandes familles nobles ont survécu, avec leur dons associés :
Les Ridenow, qui ont le pouvoir d'empathie, les Alton, qui peuvent forcer les rapports télépathiques et imposer leur volonté, les Aldaran, clairvoyants (voient l'avenir et/ou le passé), les Ardais, qui éveillent le don chez les autres, les Hastur, qui sont des matrices vivantes... etc.
LA REDECOUVERTE :
La Terre, devenue un immense empire spatial, redécouvre Ténébreuse, et les Ténébrans du même coup redécouvrent leur origine terrienne. Vont s'ensuivre 100 années de « Je t'aime, moi non plus » entre Terriens et Ténébrans.
Ces derniers ayant peur de se faire manger par l'Empire terrien, peur d'être asservi pour leurs pouvoirs psychiques (que la Terre prend pour une affabulation)... C'est pourquoi le pouvoir ténébran rejette les terriens, qui ne sont tolérés que dans les rares astroports de la planète.
Au bout de ces 1000 ans, en fin de saga, nous arrivons à un tableau plutôt sombre : les dons se perdent, les naissances se font rares, les Terriens sont vécus comme une menace avec leur culture de la technologie, leur empire galactique et démocratique, qui séduisent ou rebutent les Ténébrans. La société ténébrane est emprisonnée dans son système de caste noble, alors que les dons psi existent aussi chez les roturiers, voire même chez quelques terriens...
Le dernier livre de la saga se termine par le départ des Terriens de Ténébreuse, car l'Empire terrien se morcèle et sur l'apparition d'un nouveau don chez un ténébran : il entend le coeur du monde. Il est dit aussi que les Terriens reviendront...
Belle conclusion qui semble dire qu'il est nécessaire d'évoluer pour ne pas mourir.
La tour interdite

Le livre s'arrête sur la destinée d'un quatuor : Andrew Carr le terrien, et trois nobles ténébrans : Damon Ridenow et des jumelles, Ellemir et Callista Alton.
Le livre commence par un double mariage : Andrew et Damon vont respectivement épouser Callista et Ellemir et vivre dans la propriété du Domaine Alton.
Leur rencontre a eu lieu dans le tome précédent, L'Epée enchantée. Callista avait été enlevé par les hommes-chats, et la seule personne qu'elle put contacter télépathiquement est le terrien Andrew Carr. Qui va mettre sa rationnalité de côté pour partir à la recherche de ce « fantôme » et la libérer, à l'aide de sa jumelle Ellemir et de Damon Ridenow, parent d'Ellemir et Callista. Tous les trois vont venir à bout des hommes-chats qui asservissaient la contrée Alton grâce à une matrice géante rescapée des Ages du Chaos.
Double mariage donc.
L'intrigue de départ tourne autour de Callista, qui pour se marier à Andrew, a du être relevée de ses fonctions de Gardienne, c'est à dire qu'elle officiait dans une Tour remplie de télépathes et qu'elle en était plus ou moins le coeur, la clé de voûte pour unifier en une seule puissance psi les pouvoirs des différents télépathes.
C'est dans les Tours que les télépathes apprennnent à gérer leur pouvoir psi, et aussi que sont effectuées toutes les tâches psi importantes : réseau de communication, extraction du minerai, cartographie par survol télépathique...
Pour devenir Gardienne, Callista a subi un conditionnement physique et émotionel qui l'isole des êtres humains. Et à son corps défendant, elle n'arrive pas à consommer son mariage avec Andrew, ni même à lui tenir la main (!). Et ce conditionnement est à sens unique, car le moyen de déconditionner s'est perdu avec le temps...
Damon, puissant télépathe qui a travaillé dans une Tour, a promis à Callista et Andrew de les sortir de l'impasse.
Problème : en dehors des Tours, un télépathe n'a pas le droit d'utiliser ses pouvoirs psi pour des tâches majeures, interdiction héritée des âges du chaos pour prévenir les abus de ce temps-là.
De fil en aiguille, Damon va bouleverser ces codes bien établis : il va retourner (mentalement) dans le passé pour trouver la manière de débloquer Callista, et s'élever par la même occasion contre toutes les superstitutions qui entourent le travail des Tours.
Devenu malgré lui Gardien de son cercle de télépathes (Ellemir, Callista, Andrew et lui), ses fréquentes incursions dans le Surmonde (l'endroit où se rend l'esprit quant il quitte le corps lors de travaux psi) ont laissé leur marque : une tour, mais qui n'existe que sur le plan mental, dans le surmonde. Une tour interdite, qui n'a pas le droit d'exister. Et les télépathes des autres tours, officielles celles-là, s'insurgent.
S'ensuit une bataille dans le surmonde entre deux tours (la traditionnelle et sclérosée Tour d'Arilinn et la Tour renégate de Damon) pour le droit de choisir entre deux conceptions de l'utilisation des pouvoirs psi, passéiste (Arilinn) ou progressiste et humaniste (Damon).
Notre quatuor, quasi fusionnel, gagnera la bataille et le droit de conserver leur tour interdite.
C'est un des livres qui illustre le mieux toute la richesse, toute la complexité de l'oeuvre de MZB.
En conclusion
D'une manière générale, MZB s'attarde sur des domaines rarement traitées en SF avant elle :
les mariages, grossesses et naissances, la psychologie des personnages, la tolérance sexuelle (car la télépathie est un moyen de communication très intime qui rapproche les gens), que ce soit pour l'hétéro ou l'homosexualité (féminine comme masculine)...
Elle utilise la télépathie pour réfléchir sur la tolérance et sur les chocs culturels.
Elle utilise les abus des âges du chaos pour réfléchir sur la guerre et sur l'écologie.
Elle utilise l'Empire Terrien et le repli Ténébran pour réfléchir sur l'impérialisme qui renverse tout sur son passage, et sur le refus d'accepter l'autre qui conduit à la nécrose de la civilisation ténébrane... ou autre...
MZB n'est pas très fleur bleue et n'épargne pas des morts et des trahisons.
Dans ces livres, ce n'est jamais un franc happy end, et on ne se situe pas vraiment dans un système de quêtes traditionnelles si courantes enSF/Fantasy. Elle nous plonge souvent au coeur d'intrigues politiques ou de situations inextricables.
Un thème récurrent dans La Romance de Ténébreuse : comment s'épanouir, comment gagner sa liberté ?
Le mot de la fin : si on devait imaginer le développement d'une société télépathique, je ne la verrais pas autrement que comme celle de Ténébreuse. Pour développer ce thème là dans un livre après MZB, il faut s'accrocher. C'est LE maître en la matière. Elle a tout imaginé sur ce thème.
Voili voilou.