Fiche de lecture : Robespierre et le Culte de l'Être suprême
Publié : mer. 16 janv. 2008, 17:51
Bon alors, une fiche de lecture puisque cela intéresse au moins deux personnes ce sujet . Evidemment, cette fiche pourra être complétée par d'éventuelles questions, remarques, analyses... Le format ne se prête pas non plus aux grandes envolées humoristiques... malheureusement . Mais bon, j'encourage toutes personnes ayant des fiches de lecture à nous en faire profiter. Après tout, c'est également un moyen de faire partager ce que l'on fait (et qu'on est supposé aimer ). Donc finalement, j'espère que cette "première" sera suivi d'autres projets. D'ailleurs de mon côté, j'en ai quelques autres, sur les premières Déclarations de l'homme ou sur la première abolition de l'esclavage . Je les cite de tête, j'en retrouverai certainement en aillant fouiller un peu plus profondément les entrailles de mon PC ^^. Bon... Trêves de bavardages inutiles . Place à la fiche... que je n'ai pas touché pour qu'elle corresponde mieux à l'esprit du forum , vous m'en excuserez ^_^.
Robespierre et le culte de l’Être suprême par Albert Mathiez
Introduction :
Mon mémoire s’axe sur le mouvement populaire parisien durant les mois de floréal et prairial de l’An 2 de la République Française, ce qui correspond aux mois de mai-juin 1794. Le but de cette recherche étant d’aborder avec plus de précision ce qui a pu être le quotidien des parisiens sous la gouvernance de Robespierre, Saint-Just, Couthon, Collot d’Herbois, Barère… Ce mémoire prend la suite chronologique de travaux déjà effectués par d’autres étudiants, en maîtrise, DEA ou Master.
L’an passé, nous avions traité de l’approvisionnement et de la distribution des subsistances pour le peuple parisien. Cela concernait de nombreuses denrées telles que le pain, la viande, la volaille… Cette année, nous traitons de deux sujets très controversées de notre période, la Fête de l’Être suprême du 20 prairial an 2 (8 juin 1794) et le vote de la loi sur les tribunaux révolutionnaires du 22 prairial an 2 (10 juin 1794).
Aussi, le choix pour notre fiche de lecture s’est immédiatement porté sur un ouvrage dont le thème principal concernerait un de ces deux évènements. Notre affection particulière nous a rapidement guidés vers Albert Mathiez et son ouvrage consacré à Robespierre.
Cet ouvrage est en réalité un recueil d’articles, de conférences, rédigés par Albert Mathiez. Il s’agit d’un livre-hommage au travail d’historien de cet homme. Dans l’avant-propos sont expliquées les raisons de la « création » de ce livre :
« Ce fut en 1908 que s’organisa la Société des Etudes robespierristes et qu’Albert Mathiez fonda la revue appelée alors Annales Révolutionnaires et, depuis 1924, Annale historiques de la Révolution française. En 1958, l’une et l’autre atteignent donc le cinquantième anniversaire. Attachés au souvenir de Mathiez, nous nous sommes proposé de commémorer ce cinquantenaire en rééditant quelques une des études qu’il avait consacrées à Robespierre. Ce choix se recommandait doublement : Robespierre tient dans l’œuvre de Mathiez une place que personne n’ignore et, d’autre part, il y aura deux cent ans, le 6 mai 1758, que naquit Maximilien. »
Le livre que nous tenons entre nos mains, est la réédition, entreprise pour le bicentenaire de la révolution française, de cet ouvrage de la Société des Etudes robespierristes. Il parut en 1988 aux Editions Sociales, Messidor, et fut préfacé par Antoine Casanova.
Le caractère disparate de l’œuvre, ne nous permet pas d’aborder l’ouvrage dans son intégralité. Nous pourrions le traiter dans sa globalité, si nous nous intéressions spécifiquement à Robespierre, or ce n’est pas notre cas et ça n’est pas le sujet de notre mémoire. Nous avons donc choisi de traiter l’étude publiée dans les Annales Révolutionnaires d’avril-juin 1910, intitulée ici, Robespierre et le culte de l’Être suprême.
Pourtant, il est important d’appréhender pleinement la carrière historique de Mathiez, si l’on veut comprendre sous quel angle fut attaqué le culte de l’Être suprême dans son article ainsi que son rapport avec Aulard, avant de pouvoir l’analyser pleinement. Nous essayerons de voir avec quelles « armes » lutte Mathiez pour que Robespierre soit réhabilité dans son action. Pour éclaircir cela, nous traiterons cette fiche en trois parties. La première concernera la vie de Mathiez, la seconde sera sur son rapport à la religion et la conviction qu’il tira de ses différentes recherches sur les cultes révolutionnaires. Et pour clôturer l’ensemble nous traiterons plus précisément ce qui est écrit dans l’article avec une mise en rapport des sources que nous avons pu trouver.
Albert Mathiez :
Albert Mathiez naquit le 10 janvier 1874, en Haute Saône, à la Bruyère. Il fut envoyé au collège de Lure, étudia ensuite au lycée de Vesoul, puis prépara son entrée à l’Ecole normale supérieure au lycée Lakanal. Il y entra en 1894. En sortit au bout de trois ans, agrégé d’histoire et de géographie et alla enseigner au lycée de Montauban. Son admission à la fondation Thiers lui permet dès 1899 de préparer les thèses qui lui valent en 1904, le grade de docteur. Il en prépara deux sous la direction d’Aulard, la première consacrée à la Théophilanthropie et au culte décadaire, et la seconde sur les origines des cultes révolutionnaires. Dans cette seconde thèse Mathiez applique et développe des idées que le sociologue Durkheim avait présentées dans ses cours et ses ouvrages sur les idées religieuses. Cette thèse, bien plus controversée que la première, souleva un jury qui jugeait « outrées » certaines conclusions de Mathiez. Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir la mention « très honorable ».
Sa carrière d’enseignant fut une lente progression vers la chaire de la Sorbonne. Ainsi du lycée Voltaire, il passa rapidement dans l’enseignement supérieur en tant que suppléant à Caen puis Nancy, puis Lille et enfin en tant que titulaire à Besançon en 1911 et à Dijon à la faculté de lettres en 1919 en tant que professeur d’histoire moderne et de géographie. Après un premier échec, en 1922 suite à la retraite d’Aulard de la chaire de la Sorbonne, surtout dû à son antagonisme avec ce-même Aulard, mais également à ses opinions politiques (Mathiez écrivait encore à l’Humanité à cette époque), il apparaissait clairement que Mathiez, par la nouveauté et l’ampleur de ses recherches, méritait largement cette place tant convoitée. Il y entra finalement en 1926 en tant que suppléant de Sagnac qui fut détaché à l’université du Caire pour quelques années. Le jeudi 25 février 1932, en plein cours, il s’écroula et mourut dans la soirée à l’âge de cinquante-huit ans.
Ce qui frappe lorsque l’on lit les ouvrages concernant Albert Mathiez ce sont les longues descriptions de son physique suivis d’un aperçu de son caractère, comme si, dans l’imaginaire de ceux qui l’ont côtoyé, impression physique et aspect de sa personnalité auraient été indissociables. Par exemple Hermann Wendel écrivit à son propos 1 :
« Si le qualificatif de ramassé, a jamais été de mise, c’est bien le cas. Alors un homme trapu ? Qu’est-ce à dire, trapu ? Les épaules carrées, le thorax, un vrai bélier… et surmontant l’ensemble, une tête façonnée à coups de hache ; dans un visage quelque peu agressif, une moustache blonde, hérissée en pointes de fleuret, et derrière un lorgnon d’une bourgeoise simplicité, deux yeux vifs qui se mettent à étinceler de colère. »
Mais il ne s’agit pas là de l’unique témoignage puisque Schnerb le décrivit sous ces mots 2 :
« Nous vîmes un homme de taille moyenne mais fort trapu, carré d’épaules, au visage blond énergique, au regard autoritaire comme voilé par des verres noirâtres (un accident de jeunesse avait éborgné Mathiez) : en somme l’impression d’une force. »
Nous pourrions poursuivre longtemps ce florilège de témoignages aussi nous nous arrêterons sur un dernier, qui résume assez bien la richesse de l’homme dont le caractère fut souvent associé au ton polémique de l’ensemble de son œuvre. Ce ton polémique qui incommoda longtemps les historiens américains. Mais ceux qui entrèrent en contact avec l’homme durent réviser leur jugement ainsi Gottschalk, professeur à Chicago, notait 3 :
« Quand je le rencontrai pour la première fois en 1926, il m’apparut comme un gentleman très aimable et très bienveillant, et non comme l’ogre que je m’étais attendu à rencontrer. Dans la suite, nous nous sommes revus ; nous avons dîné ensemble ; nous avons correspondu et nous sommes entrés en discussion à plusieurs reprises. J’ai fini par me rendre compte qu’il y avait deux Mathiez. L’un était le gentleman bienveillant qui prenait plaisir à une agréable conversation et à la bonne chère, et qui se donnait une peine infinie pour être utile aux gens qui avaient besoin d’aide. L’autre était l’érudit vigoureux, véhément, incapable de tolérer une sottise ou ce qu’il regardait comme une sottise. La véhémence de ses tirades ne me troublait plus. Je les acceptais comme inhérentes à une personnalité haute en couleur et pleine de dynamisme. L’énergie sans défaillance et l’étonnante activité de l’homme, comme auteur, éditeur et professeur, éveillaient en moi un profond respect, en dépit de son goût pour la controverse qui, désormais, n’affaiblit plus l’admiration que je ressentais pour les contributions essentielles qu’il avait apportées à l’étude de la Révolution française. »
Ne pas aborder sa contribution d’historien fondamental après avoir ébauché son portrait, serait un manquement grave. Son intérêt pour la Révolution française, le porta vers l’histoire religieuse de cette période avec les deux thèses qu’il publia (il mit rapidement de côté l’aspect sociologique de sa seconde thèse pour s’intéresser plus strictement à l’aspect politique). Nous pourrions citer ses nombreuses études réunies dans ses Contributions à l’histoire religieuse de la Révolution (1907), ou dans La Révolution et l’Eglise (1910) ainsi que son grand ouvrage sur Rome et le clergé français sous la Constituante (1911).
C’est par opposition à Aulard qui vénérait Danton et haïssait Robespierre que Mathiez se lança dans l’étude de la fortune de Danton ainsi que dans des ouvrages sur la fortune des Cordeliers (1910 et 1913). Dévoilant avec force et véhémence La Corruption parlementaire pendant la Révolution (1917) avec Danton en figure de proue puis L’Affaire de la Compagnie des Indes (1920) qui montrait comment l’argent de l’étranger et de Pitt servit les intérêts des contre-révolutionnaires. Mathiez, marqué par la guerre montra en 1919 comment ce même Danton s’était fait l’agent de l’étranger, et encourageait une politique défaitiste vis-à-vis des pays corrupteurs.
Suivant l’évolution du travail historique, il s’intéressa au début des années vingt à l’histoire économique et sociale de la Révolution et non plus exclusivement politique. Le fruit de ce travail fut un ouvrage passionnant, foisonnant bien qu’incomplet, sur La vie chère et le mouvement social sous la Terreur en 1927. Pour la première fois, il s’appliquait à démontrer les relations entre les actions du Comité de Salut public et leur ressenti sur le peuple français (l’ouvrage portant malgré tout essentiellement sur la Ville de Paris). Les fluctuations du prix du pain, les arrivages de viandes, de volailles, de porcs, tout ce qui a pu être mis en place pour lutter contre l’inflation et l’accaparement des denrées par quelques-uns. La mise en place du carême civique suivi de l’application du maximum de denrées alliées au maximum des salaires.
Son activité débordante ne s’arrête pas au seul travail d’historien puisqu’en 1908, s’organise la Société des études robespierristes et il fonde la revue, les Annales révolutionnaires qui, changea de nom en 1924 pour, Annales historique de la Révolution française. Il y publiera de nombreux articles. Cette indépendance lui permit de rédiger les textes qu’il estimait nécessaire à la compréhension de la révolution française, sans avoir à se travestir pour être publié, dans quelques autres revues.
De l’ensemble de ses travaux, il publia une synthèse chez Armand Colin en 1922, synthèse vivante, riche, libre d’esprit et en même temps d’une rigueur intellectuelle extrême. Une histoire érudite. Cette synthèse s’achève au 9 thermidor de l’an 2. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin.
Aujourd’hui, ses œuvres sont les « restes » de son immense contribution à l’histoire révolutionnaire. Mais son action de professeur ne peut-être tue puisqu’elle fut au moins aussi importante que son action d’historien. Ainsi ceux qui l’ont côtoyé en tant que, collègue ou étudiant, nous en dresse un portrait flatteur, et en phase avec l’historien qu’il était. Georges Lefebvre écrivit à son propos 4 :
« Mathiez fut un professeur éminent. Il rédigeait ses cours, sans doute par scrupule professionnel ; toutefois ses auditeurs attestaient qu’il ne leur paraissait jamais plus convaincant que lorsqu’il parlait d’abondance. Il accroissait l’intérêt par son souci de promouvoir la formation civique en conservant à l’histoire un peu du caractère pragmatique qu’on lui conféra dès sa lointaine origine. A cet égard, il ne destinait pas seulement ses leçons à ceux qui venaient l’écouter : une part considérable de ses écrits se retrouvent dans les journaux et les revues ou dans les brochures que les circonstances lui inspiraient. S’il combattit pour l’histoire ce ne fut pas seulement en tant qu’érudit, mais aussi comme citoyen. »
Mais le plus vibrant hommage au Mathiez professeur, reste celui de son élève Jacques Godechot, qui collabora plus tard avec lui aux Annales. Il écrit à son propos 5 :
« Le premier cours de Mathiez eut lieu le 3 novembre 1927. Plusieurs minutes avant l’heure, il n’y avait plus une place disponible ; des étudiants étaient assis sur les marches de l’amphithéâtre. Enfin Mathiez parut : corpulent, la tête enfoncée sous de larges épaules, le front haut, large, carré, la tête toujours dressée et regardant de haut, moustache et cheveux blonds, le regard de son unique œil en vie, caché par un binocle aux verres teintées. Il n’avait pas l’allure de l’élégant Robespierre, ni du fougueux Danton, il ressemblait plutôt à un notaire de village. Il s’assit, ouvrit sa serviette, en sortit un cahier d’écolier de « 100 pages », en replia la couverture, l’approcha tout près de son œil valide et commença la lecture : « Première leçon : la place de la Révolution française dans l’histoire de l’Europe. » Il lut ainsi, posément, comme à l’école primaire, pendant quelques minutes. J’étais, je l’avoue fort déçu. Mais, brusquement, Mathiez reposa le cahier sur le pupitre, et dans une éclatante improvisation, avec de multiples allusions aux évènements que nous vivions, détailla les traits caractéristiques de la France, à la veille de 1789. L’auditoire était transporté. Tour à tour Mathiez s’indignait et raillait, affirmait son scepticisme à l’égard des hommes, et sa foi dans la justice, née de la souffrance. Puis il reprit son cahier et continua sa lecture donnant des indications précises, sévères indispensables, qu’il commentait ensuite, en s’élevant à des vues générales remarquables. »
De ce portrait flatteur, il ne serait pas totalement complet si nous ne traitions pas de la « guerre » que livra Mathiez à Aulard. Mais nous aborderons cette querelle dans la seconde partie de notre fiche, qui s’intéressera plus spécifiquement à l’article étudiée.
Mathiez, Robespierre et la fête de l’Etre suprême :
Cet article fut rédigé pour défendre Robespierre quant à son rôle durant la fête de l’Etre suprême. La concision nécessaire pour un tel exercice obligea Mathiez à centrer son propos sur la manière dont fut établi ce culte. S’obligeant à démontrer, sources à l’appui, que le rôle de Robespierre dans l’établissement de ce culte fut minime, contrairement à ce qu’établissent ses détracteurs qui ne voit en Robespierre qu’un « cerveau étroit, un homme d’ancien régime, un froid ambitieux qui ne voulait régner sur la France en lui imposant une contrefaçon du catholicisme, le déisme érigé en religion d’Etat. 6 »
De la conception de la politique religieuse de Robespierre, intervient la discorde avec Aulard, virant rapidement à la farouche opposition. Sans doute, l’immense aura entourant les travaux d’Aulard obligeait Mathiez à redoubler d’efforts pour convaincre ses lecteurs du bien fondé de son raisonnement. Nous l’avons vu plus haut, la politique religieuse durant la Révolution française fut le premier thème que Mathiez aborda en tant que chercheur. De ses recherches, il en conclut rapidement, qu’il n’était pas possible de supprimer la religion en France. Ceux qui ce seraient placés parmi les défenseurs de l’athéisme, comme Danton ou même Herbert, n’auraient rien compris à la mentalité des Français. Et en cela, il rejoint la pensée gouvernante de l’époque, ne voyant dans les mouvements d’athées, qu’un mouvement dissident soutenu par la contre-révolution, prôné par des contre-révolutionnaires souhaitant semer ainsi la discorde et le chaos parmi le peuple. D’ailleurs, il suffit se référer au compte-rendu de la fête pour comprendre que l’athéisme n’est pas à l’ordre du jour.
« Le président de la Convention (Robespierre) armé du flambeau de la vérité et accompagné d’une députation, alla mettre le feu au monstre représentant l’athéisme qui, par sa disparition, laissa voir la sagesse dans tout son éclat. 7 »
Si le symbolisme d’une légèreté pachydermique peut prêter à sourire, il s’agit ici de lutter doublement contre l’athéisme en tant que mode de pensée mais également de lutter contre ceux qui le véhiculent. Ce culte de l’Être suprême n’est qu’un outil devant permettre de préserver l’unité au sein du peuple, de ne pas bouleverser de manière inadéquate des croyances ancestrales. D’ailleurs, l’article se conclue sur ce constat 8 :
« [Robespierre] comprit que pour l’élever à la Révolution et le détacher de ses superstitions, il ne fallait pas heurter de front sa mentalité séculaire, ébranler d’un seul coup ses croyances fondamentales. Il s’ingénia à lui présenter l’émancipation sous la forme la moins troublante à son entendement. Il lui parla le seul langage qui lui était accessible. »
Ce qui n’empêche pas Mathiez d’être critique vis-à-vis de ce culte, surtout à une époque où la laïcisation en France est entrée dans les mœurs.
« On peut penser ce qu’on voudra du déisme de Robespierre. Qu’on le trouve périmé, usé, je n’y contredis pas, mais il a ménagé le passage entre le catholicisme exclusif et tyrannique et la pensée libre. Il a été un échelon nécessaire. Quelle injustice aussi de reprocher à Robespierre son déisme quand on n’adresse pas le même reproche à ses adversaires, quand on a pour ceux-ci, notamment pour ce Danton si trouble, toutes les indulgences. On ne peut pas faire à Robespierre un crime d’avoir été de son temps. On doit lui tenir compte, un très grand compte de ce qu’il a toujours subordonné son idéal religieux à son idéal social. Il aimait moins Dieu que le peuple et il n’aimait Dieu que parce qu’il le croyait indispensable au peuple. »
Comme le montre cette conclusion, l’article tend à prouver que Robespierre était un homme de son temps, que ce culte n’est pas né de sa propre initiative mais d’un ensemble de facteurs, de croyances, d’hommes qu’il a, finalement, rassemblé pour les présenter dans deux discours. Celui de la présentation du culte, le 18 floréal an 2 (7 mai 1794) et le jour de la Fête, le 20 prairial. Ce combat historiographique, cette démonstration historique est le thème central de ce texte.
Ce que nous dit le texte :
Car avant la fête de l’Être suprême, il y a le culte de la Raison. Les historiens hostiles à Robespierre voient une opposition entre ces deux cultes. Le culte de la Raison aurait été, pour eux, la création du parti hébertiste. Ce culte de la Raison aurait été, un culte émancipateur, presqu’athée. Par opposition, le culte de l’Être suprême serait la création d’un ambitieux aux passions mystiques, Robespierre. Un moyen pour ce « dictateur » d’asservir le peuple. Mathiez prend le soin de démontrer que cette « opposition entre les deux cultes révolutionnaires, pour être classique, n’en est pas moins fausse. Loin d’avoir été l’invention de quelques hommes : Chaumette, Fouché, Hébert, Cloots, ou même d’un parti, le culte de la Raison ne fut que l’aboutissement d’une série de fêtes civiques dont l’origine remonte à la grande Fédération du 14 juillet 1790 (ici Mathiez ajoute une note précisant que c’est ce qu’il a démontré dans Origines des cultes révolutionnaires, Paris, Cornély, 1904). Les mêmes hymnes y furent chantés, les mêmes cortèges s’y déployèrent, la même émotion patriotique y fut vibrer les cœurs à la vue des mêmes symboles républicains. 9 »
Ce culte de la Raison, cette fête du 20 brumaire an 2 (10 novembre 1793), vit la fin du catholicisme constitutionnel mais cette fin ne fut pas l’œuvre des instances dirigeantes mais bien celle des sans-culottes des sections qui mit en branle le mécanisme de déchristianisation.
Cette opposition est née chez les ennemis de Robespierre qui, après le 9 thermidor ont justifié leur attitude en le représentant sous les traits caricaturaux d’un dictateur avide d’établir son pouvoir en se servant de l’idée religieuse. Les premiers à évoquer l’idée d’un pontificat furent ces mêmes personnes. Alors que, comme l’écrivit Mahiez 10 :
« Enfin, c’est une constatation que M. Aulard lui-même, l’ennemi personnel de M. Robespierre, a dû faire, l’Être suprême n’attendit pas d’y être autorisé par Robespierre pour se faire adorer dans les temples de la Raison au même titre et en même temps que la Nature, la Liberté, la Patrie, la Raison elle-même. Nous avons de très nombreux discours qui furent prononcés dans les temples de la Raison. Les déclarations panthéistes, à plus forte raison athées y sont à l’état d’exception. Nous ne pouvons pas prétendre mieux connaître mieux l’histoire que les contemporains qui l’ont faite et qui l’ont vécue et les contemporains n’ont pas distingué entre les deux cultes révolutionnaires qu’ils appellent indifféremment des mêmes noms. Le culte de l’Etre suprême ne fut pour eux que la suite revue et corrigée du culte de la Raison. C’était le même culte, la même institution qui se continuait et se perfectionnait. »
Il faut donc, à partir de là, préciser le rôle de Robespierre dans l’établissement de cette loi et voir qu’elle fut son action dans sa préparation. Inutile de tergiverser, nous l’avons déjà écrit. Elle fut proche du néant. Robespierre a simplement sublimé dans un discours aux accents lyriques magnifiques, les pensées d’une grande majorité de Français. D’ailleurs pour cela, il suffit de se référer aux multiples courriers des assemblées générales de sections parvenant à la Convention, félicitant Robespierre pour son discours. Par exemple, le 10 prairial, il fut décidé qu’une délégation issue de l’Assemblée générale la section des Invalides se rendrait à la Convention pour féliciter Robespierre d’avoir « déclaré que le Peuple français reconnaissait un Être Suprême et l’immortalité de l’âme 11 ». Nous pourrions également citer le long discours du représentant de la société des Jacobins à la Convention 12 ou encore le discours de Jault à la Commune de Paris, durant la séance du 24 floréal (13 mai 1794), pour s’en convaincre et qui commençait en ces termes 13 :
« S’il y avoit encore dans notre sein, des hommes pervers, immoraux et entachés d’ambition, si nous avions encore dans notre sein des traîtres, je resterois muet ; mais les vertus qui sont à l’ordre du jour, mais la montagne qui écrase les têtes de l’hydre aristocratique, permet à celui qui a de bonnes intentions, de les mettre au jour avec franchise ; vous êtes sans doute pénétrés avec moi d’admiration du sublime rapport de Robespierre sur les fêtes nationales, et les fêtes décadaires et l’effet bienfaisant qu’il a procuré dans les familles et qu’il procurera dans la République. La convention nationale vient de déclarer que le peuple français reconnoissoit l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme… Quelle idée consolante pour l’honnête homme, pour le héros, pour la mère intéressante, pour les enfants de la Patrie 14. C’est le trait de foudre pour l’athée, le méchant, le fanatique et le conspirateur. »
D’ailleurs depuis juin 1793, l’Être Suprême avait été adopté par la Convention, plaçant la Déclaration des droits de l’homme servant de préambule à la Constitution, sous les « auspices de l’Être suprême 15 ». Robespierre n’intervenant nullement dans ce processus, contrairement à ce que tente de démontrer Aulard, faisant d’André Pomme, l’«obscur député de Cayenne 16 », un pion de Robespierre lorsqu’il proposa en avril 1793 de voter sa motion concernant l’intégration de l’Être suprême dans la Déclaration des droits de l’homme. Motion qui fut donc, votée quelques mois plus tard. Aucun lien n’a pu être établi entre ce député et Robespierre, comme le précise Mathiez 17 :
« André Pomme était si peu robespierriste qu’il s’abstenait dans le scrutin par appel nominal sur la mise en accusation de Marat, alors que Robespierre non seulement votait contre, mais protestait à la tribune contre l’accusation. L’hypothèse de M. Aulard n’est qu’une pure insinuation dénuée de toute vraisemblance. »
Accuser ainsi Robespierre, c’est nier les multiples rapports des représentants dénonçant le manque d’uniformité dans les cultes. Ces représentants demandaient que l’on réglementa la déchristianisation et les fêtes républicaines mais que ces fêtes soient le socle fondateur morale de la Patrie. Et comme le relève Mathiez 18 :
« Le 17 germinal Couthon […] annonça à la Convention que le Comité de Salut public proposerait à bref délai « un projet de fête décadaire dédiée à l’Eternel, dont les Hébertistes n’ont pas ôté au peuple l’idée consolante ». Les paroles de Couthon provoquèrent les applaudissements. Personne ne fit la moindre objection. »
Mais cette annonce du 17 germinal an 2- 6 avril 1794, n’est que la conclusion d’un long travail entamé par Matthieu, député de l’Oise, sous l’égide du Comité d’Instruction publique depuis le mois de ventôse. Cinq fêtes rappelant les grandes heures de la Révolution devaient être instituées les : 14 juillet, 10 août, 6 octobre, 21 janvier, 31 mai ainsi que des fêtes décadaires « placée sous les auspices de l’Etre suprême et consacrée à une vertu particulière ».
Si c’est à Robespierre qu’a échu la responsabilité de présenter le rapport, c’est simplement parce que, depuis plusieurs mois, il était en charge au sein du Comité de Salut public des rapports sur la politique générale.
Ce qui permet à Mathiez de conclure cette partie, en égratignant à nouveau Aulard 19 :
« Ce simple historique nous montre que, contrairement aux affirmations de M. Aulard, ce ne fut pas Robespierre qui, de sa propre initiative, proposa l’établissement du culte de l’Être suprême. Il restera aux ennemis de Robespierre la ressource de prétendre que la Convention qui ordonnait au Comité d’instruction publique de préparer l’organisation des fêtes décadaires, que ce Comité qui s’exécutait, que Mathieu qui déposait son rapport en son nom, que Couthon qui lui donnait l’adhésion du Comité de salut public, n’étaient que des marionnettes que le Pontife faisait mouvoir dans l’ombre. »
La suite de l’article pointe les talents d’orateur de Robespierre. Talent qu’il mettra à nouveau en exergue durant une conférence en 1912. Nous la trouvons retranscrite dans ce livre sous le titre de Robespierre orateur.
Mathiez s’attarde sur l’analyse du discours du 18 floréal. Discours que l’on peut retrouver dans différentes sources de l’époque, comme le Journal de la Montagne par exemple.
Nous avons déjà montré l’enthousiasme que suscita ce rapport dans les différentes sections parisiennes. Il est important de spécifier à quel point cette fête populaire fut réussie. Paris était entièrement décoré de feuillages, de verdures, de fleurs, comme le souhaitait David, à qui fut confiée l’organisation de la fête. Chaque section composa son hymne, se répartit les tâches suivant l’organisation préconisée par David. Nous retrouvons trace des citoyens allant cueillir fleurs et verdures pour habiller Paris d’un manteau de nature.
L’esprit public 20 montra à quel point, un grand élan patriotique recouvrit Paris d’une vague de joie, de liesse aux lendemains de la fête. Chaque vieillard, chaque femme, chaque homme, chaque enfant, fille ou garçon, défilait et chantait les hymnes écrit pour l’occasion. Les quarante-huit sections de Paris se trouvaient là, représentées par les personnes choisies durant l’Assemblée générale de la veille 21. Des danses et des rondes joyeuses furent entamées sur le « pont neuf » 22. Et il n’y a bien qu’Aulard pour écrire que Robespierre avait cru entamer en ce jour une religion nouvelle 23, tout en concédant dans le même paragraphe qu’aucun contemporain n’avait eu cette impression, je cite :
« En fait, une grande partie de la France sembla ignorer la révolution religieuse tentée par Robespierre. 24 »
Si les français semblent ignorer cette révolution religieuse, c’est peut-être tout simplement qu’il n’y en eut point.
Conclusion :
Cet article d’Albert Mathiez démontre avec passion, force et véhémence quel fut le rôle de Robespierre dans l’établissement de cette fête. Il ne le réduit pas mais le replace dans sa stricte mesure, celui d’un gouvernant, membre du Comité de salut public et donc préposé à présenter les rapports de ce Comité. Ce culte n’avait de vocation qu’à rassembler le peuple français. Même si, les sources présentées sont forcément sélectives, du fait de la forme de notre fiche, elles sont suffisamment éloquentes pour se passer de présenter une dizaine d’autres sources ressassant inlassablement, la joie que procura l’établissement de ce culte et la journée exceptionnelle que fut ce 20 prairial de l’an 2. Il est même rare de trouver un tel consensus, que cela soit au sein de la Convention, de la Commune de Paris et des différentes sections de Paris étudiées.
Il n’est évidemment pas surprenant de lire encore aujourd’hui des historiens démontrant que Robespierre s’est conduit en pontife, s’appuyant sur les mêmes sources thermidoriennes, sur les mêmes dires de ses bourreaux. Difficile d’être juge et partisan, de donner une quelconque valeur à de telles sources, surtout lorsque l’on peut lire, par exemple :
« Vilate écrivait peu après Thermidor : « Aux jacobins comme à la Convention Nationale, Robespierre continuellement environné de ses femmes, ressemblait à un pontif (sic), dictant ses oracles. » [A propos de la fête du 20 prairial] « Tout le monde remarqua son ivresse ; mais, tandis que la foule enthousiasmée faisait retentir les cris de Vive Robespierre, qui dans une république, sont des cris de mort, ses collègues, effrayés de ses prétentions audacieuses, incommodaient ses oreilles, comme il s’en est plaint depuis, de traits satiriques, de sarcasmes piquants : Voyez comme on l’applaudit ; ne veut-il pas faire le dieu, n’est ce pas le grand prêtre de l’Être suprême ? 25 » »
Le pontife était mort à cette époque, les cadavres sont plus dociles que les vivants lorsqu’on les traine dans la boue. Mathiez lutta, sa vie durant, à réhabiliter un homme, non par fanatisme, non pour vouer un culte à Robespierre mais parce qu’au vu des sources, au vue de ses actes, il fut celui qui incarna le mieux l’idée de démocratie.
Laissons le mot de la fin à Mathiez :
« Nous aimons Robespierre parce que son nom, maudit par ceux-là mêmes qu’il a voulu affranchir, résume toutes les iniquités sociales dont nous voulons la disparition. En consacrant nos efforts et nos veilles à réhabiliter sa mémoire, nous ne croyons pas servir seulement la vérité historique, nous sommes sûrs de faire chose utile pour cette France, qui devrait rester celle qu’elle était au temps de Robespierre, le champion du droit, l’espoir des opprimés, l’effroi des oppresseurs, le flambeau de l’Univers.
Robespierre et ses amis furent grands parce qu’ils ont compris que leur action gouvernementale, si résolue fût-elle entre leurs mains, serait cependant impuissante à galvaniser les énergies du peuple français, s’ils ne l’associaient pas, ce peuple, directement à l’exécution des lois, par une politique de confiance et de clarté26. »
Un mot dont l’écho résonne encore aujourd’hui.
Notes :
1) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, p.265, Saint Amand Montrond , Messidor Editions Sociales, 1988.
2) Ibid., p.266.
3) Ibid., p.266.
4) Ibid, p.267.
5) Jaques Godechot, Un jury pour la révolution, p. 307-308, Vienne, Robert Laffont, Collection Sciences Nouvelles, 1974.
6) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 146.
7) Rituel républicain, Fête à l’Etre Suprême, exécutée à Paris, le 20 prairial, l’an 2è de la République. Avec la musique et les hymnes. BNF, Lb41 1106, document numérisé sous la cote : NUMM- 48452.
8) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 171.
9) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 147.
10) Ibid., p. 148.
11) Procès-verbal de l’Assemblée générale de la Section des Invalides, 10 prairial an 2, A.N., F/7*/2510.
12) Journal de la Montagne, du 28 floréal an 2, n°21, rubrique Convention Nationale séance du 27 floréal- 16 mai 1794, p. 166, B.NF, LC2 786, document numérisé sous la cote NUMP- 321.
13) Ibid., 27 floréal an 2, n°20, rubrique Commune de Paris séance du 24 floréal- 13 mai 1794, p. 155.
14) Thème développé par Robespierre dans son rapport du 18 floréal, à propos de l’immortalité de l’âme.
15) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 150.
16) A. Aulard, Le culte de la Raison, 2ème édition, p. 266.
17) Ibid., note 15.
18) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 152.
19) Ibid., p. 153.
20) Agents se plaçant dans les troquets, dans les queues devant les boutiques et notant l’état d’esprit des gens. Pour faire un parallèle grossier, ce serait aujourd’hui les enquêteurs essayant de situer le « moral des français ».
21) Le Procès-verbal de l’Assemblée générale de la Section des Invalides du 19 prairial an 2, A.N., F/7*/2510 montre comment les groupes de vieillards, d’hommes, d’adolescents, de femmes, de filles et de garçons furent choisis pour « représenter » la section durant la fête. Mais c’est également visible dans d’autres sources consultés comme, par exemple, dans les Registres du Comité de Surveillance des Champs-Elysées, même date, A.N., F/7*/2473.
22) Journal de la Montagne, du 24 prairial an 2, n°46, rubrique Commune de Paris séance du 21 prairial- 9 juin 1794, p. 364.
23) A. Aulard, Le Culte de la Raison, Paris, 1892, Alban, p. 323.
24) Ibid., p. 333.
25) J. Deprun, « Robespierre pontife de l’Être suprême : note sur les aspects sacrificiels d’une fête (1794) », Les fêtes de la Révolution, Colloque de Clermont-Ferrand, Paris, 1977, Société des Etudes Robespierristes, p. 486.
26) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 33.
Robespierre et le culte de l’Être suprême par Albert Mathiez
Introduction :
Mon mémoire s’axe sur le mouvement populaire parisien durant les mois de floréal et prairial de l’An 2 de la République Française, ce qui correspond aux mois de mai-juin 1794. Le but de cette recherche étant d’aborder avec plus de précision ce qui a pu être le quotidien des parisiens sous la gouvernance de Robespierre, Saint-Just, Couthon, Collot d’Herbois, Barère… Ce mémoire prend la suite chronologique de travaux déjà effectués par d’autres étudiants, en maîtrise, DEA ou Master.
L’an passé, nous avions traité de l’approvisionnement et de la distribution des subsistances pour le peuple parisien. Cela concernait de nombreuses denrées telles que le pain, la viande, la volaille… Cette année, nous traitons de deux sujets très controversées de notre période, la Fête de l’Être suprême du 20 prairial an 2 (8 juin 1794) et le vote de la loi sur les tribunaux révolutionnaires du 22 prairial an 2 (10 juin 1794).
Aussi, le choix pour notre fiche de lecture s’est immédiatement porté sur un ouvrage dont le thème principal concernerait un de ces deux évènements. Notre affection particulière nous a rapidement guidés vers Albert Mathiez et son ouvrage consacré à Robespierre.
Cet ouvrage est en réalité un recueil d’articles, de conférences, rédigés par Albert Mathiez. Il s’agit d’un livre-hommage au travail d’historien de cet homme. Dans l’avant-propos sont expliquées les raisons de la « création » de ce livre :
« Ce fut en 1908 que s’organisa la Société des Etudes robespierristes et qu’Albert Mathiez fonda la revue appelée alors Annales Révolutionnaires et, depuis 1924, Annale historiques de la Révolution française. En 1958, l’une et l’autre atteignent donc le cinquantième anniversaire. Attachés au souvenir de Mathiez, nous nous sommes proposé de commémorer ce cinquantenaire en rééditant quelques une des études qu’il avait consacrées à Robespierre. Ce choix se recommandait doublement : Robespierre tient dans l’œuvre de Mathiez une place que personne n’ignore et, d’autre part, il y aura deux cent ans, le 6 mai 1758, que naquit Maximilien. »
Le livre que nous tenons entre nos mains, est la réédition, entreprise pour le bicentenaire de la révolution française, de cet ouvrage de la Société des Etudes robespierristes. Il parut en 1988 aux Editions Sociales, Messidor, et fut préfacé par Antoine Casanova.
Le caractère disparate de l’œuvre, ne nous permet pas d’aborder l’ouvrage dans son intégralité. Nous pourrions le traiter dans sa globalité, si nous nous intéressions spécifiquement à Robespierre, or ce n’est pas notre cas et ça n’est pas le sujet de notre mémoire. Nous avons donc choisi de traiter l’étude publiée dans les Annales Révolutionnaires d’avril-juin 1910, intitulée ici, Robespierre et le culte de l’Être suprême.
Pourtant, il est important d’appréhender pleinement la carrière historique de Mathiez, si l’on veut comprendre sous quel angle fut attaqué le culte de l’Être suprême dans son article ainsi que son rapport avec Aulard, avant de pouvoir l’analyser pleinement. Nous essayerons de voir avec quelles « armes » lutte Mathiez pour que Robespierre soit réhabilité dans son action. Pour éclaircir cela, nous traiterons cette fiche en trois parties. La première concernera la vie de Mathiez, la seconde sera sur son rapport à la religion et la conviction qu’il tira de ses différentes recherches sur les cultes révolutionnaires. Et pour clôturer l’ensemble nous traiterons plus précisément ce qui est écrit dans l’article avec une mise en rapport des sources que nous avons pu trouver.
Albert Mathiez :
Albert Mathiez naquit le 10 janvier 1874, en Haute Saône, à la Bruyère. Il fut envoyé au collège de Lure, étudia ensuite au lycée de Vesoul, puis prépara son entrée à l’Ecole normale supérieure au lycée Lakanal. Il y entra en 1894. En sortit au bout de trois ans, agrégé d’histoire et de géographie et alla enseigner au lycée de Montauban. Son admission à la fondation Thiers lui permet dès 1899 de préparer les thèses qui lui valent en 1904, le grade de docteur. Il en prépara deux sous la direction d’Aulard, la première consacrée à la Théophilanthropie et au culte décadaire, et la seconde sur les origines des cultes révolutionnaires. Dans cette seconde thèse Mathiez applique et développe des idées que le sociologue Durkheim avait présentées dans ses cours et ses ouvrages sur les idées religieuses. Cette thèse, bien plus controversée que la première, souleva un jury qui jugeait « outrées » certaines conclusions de Mathiez. Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir la mention « très honorable ».
Sa carrière d’enseignant fut une lente progression vers la chaire de la Sorbonne. Ainsi du lycée Voltaire, il passa rapidement dans l’enseignement supérieur en tant que suppléant à Caen puis Nancy, puis Lille et enfin en tant que titulaire à Besançon en 1911 et à Dijon à la faculté de lettres en 1919 en tant que professeur d’histoire moderne et de géographie. Après un premier échec, en 1922 suite à la retraite d’Aulard de la chaire de la Sorbonne, surtout dû à son antagonisme avec ce-même Aulard, mais également à ses opinions politiques (Mathiez écrivait encore à l’Humanité à cette époque), il apparaissait clairement que Mathiez, par la nouveauté et l’ampleur de ses recherches, méritait largement cette place tant convoitée. Il y entra finalement en 1926 en tant que suppléant de Sagnac qui fut détaché à l’université du Caire pour quelques années. Le jeudi 25 février 1932, en plein cours, il s’écroula et mourut dans la soirée à l’âge de cinquante-huit ans.
Ce qui frappe lorsque l’on lit les ouvrages concernant Albert Mathiez ce sont les longues descriptions de son physique suivis d’un aperçu de son caractère, comme si, dans l’imaginaire de ceux qui l’ont côtoyé, impression physique et aspect de sa personnalité auraient été indissociables. Par exemple Hermann Wendel écrivit à son propos 1 :
« Si le qualificatif de ramassé, a jamais été de mise, c’est bien le cas. Alors un homme trapu ? Qu’est-ce à dire, trapu ? Les épaules carrées, le thorax, un vrai bélier… et surmontant l’ensemble, une tête façonnée à coups de hache ; dans un visage quelque peu agressif, une moustache blonde, hérissée en pointes de fleuret, et derrière un lorgnon d’une bourgeoise simplicité, deux yeux vifs qui se mettent à étinceler de colère. »
Mais il ne s’agit pas là de l’unique témoignage puisque Schnerb le décrivit sous ces mots 2 :
« Nous vîmes un homme de taille moyenne mais fort trapu, carré d’épaules, au visage blond énergique, au regard autoritaire comme voilé par des verres noirâtres (un accident de jeunesse avait éborgné Mathiez) : en somme l’impression d’une force. »
Nous pourrions poursuivre longtemps ce florilège de témoignages aussi nous nous arrêterons sur un dernier, qui résume assez bien la richesse de l’homme dont le caractère fut souvent associé au ton polémique de l’ensemble de son œuvre. Ce ton polémique qui incommoda longtemps les historiens américains. Mais ceux qui entrèrent en contact avec l’homme durent réviser leur jugement ainsi Gottschalk, professeur à Chicago, notait 3 :
« Quand je le rencontrai pour la première fois en 1926, il m’apparut comme un gentleman très aimable et très bienveillant, et non comme l’ogre que je m’étais attendu à rencontrer. Dans la suite, nous nous sommes revus ; nous avons dîné ensemble ; nous avons correspondu et nous sommes entrés en discussion à plusieurs reprises. J’ai fini par me rendre compte qu’il y avait deux Mathiez. L’un était le gentleman bienveillant qui prenait plaisir à une agréable conversation et à la bonne chère, et qui se donnait une peine infinie pour être utile aux gens qui avaient besoin d’aide. L’autre était l’érudit vigoureux, véhément, incapable de tolérer une sottise ou ce qu’il regardait comme une sottise. La véhémence de ses tirades ne me troublait plus. Je les acceptais comme inhérentes à une personnalité haute en couleur et pleine de dynamisme. L’énergie sans défaillance et l’étonnante activité de l’homme, comme auteur, éditeur et professeur, éveillaient en moi un profond respect, en dépit de son goût pour la controverse qui, désormais, n’affaiblit plus l’admiration que je ressentais pour les contributions essentielles qu’il avait apportées à l’étude de la Révolution française. »
Ne pas aborder sa contribution d’historien fondamental après avoir ébauché son portrait, serait un manquement grave. Son intérêt pour la Révolution française, le porta vers l’histoire religieuse de cette période avec les deux thèses qu’il publia (il mit rapidement de côté l’aspect sociologique de sa seconde thèse pour s’intéresser plus strictement à l’aspect politique). Nous pourrions citer ses nombreuses études réunies dans ses Contributions à l’histoire religieuse de la Révolution (1907), ou dans La Révolution et l’Eglise (1910) ainsi que son grand ouvrage sur Rome et le clergé français sous la Constituante (1911).
C’est par opposition à Aulard qui vénérait Danton et haïssait Robespierre que Mathiez se lança dans l’étude de la fortune de Danton ainsi que dans des ouvrages sur la fortune des Cordeliers (1910 et 1913). Dévoilant avec force et véhémence La Corruption parlementaire pendant la Révolution (1917) avec Danton en figure de proue puis L’Affaire de la Compagnie des Indes (1920) qui montrait comment l’argent de l’étranger et de Pitt servit les intérêts des contre-révolutionnaires. Mathiez, marqué par la guerre montra en 1919 comment ce même Danton s’était fait l’agent de l’étranger, et encourageait une politique défaitiste vis-à-vis des pays corrupteurs.
Suivant l’évolution du travail historique, il s’intéressa au début des années vingt à l’histoire économique et sociale de la Révolution et non plus exclusivement politique. Le fruit de ce travail fut un ouvrage passionnant, foisonnant bien qu’incomplet, sur La vie chère et le mouvement social sous la Terreur en 1927. Pour la première fois, il s’appliquait à démontrer les relations entre les actions du Comité de Salut public et leur ressenti sur le peuple français (l’ouvrage portant malgré tout essentiellement sur la Ville de Paris). Les fluctuations du prix du pain, les arrivages de viandes, de volailles, de porcs, tout ce qui a pu être mis en place pour lutter contre l’inflation et l’accaparement des denrées par quelques-uns. La mise en place du carême civique suivi de l’application du maximum de denrées alliées au maximum des salaires.
Son activité débordante ne s’arrête pas au seul travail d’historien puisqu’en 1908, s’organise la Société des études robespierristes et il fonde la revue, les Annales révolutionnaires qui, changea de nom en 1924 pour, Annales historique de la Révolution française. Il y publiera de nombreux articles. Cette indépendance lui permit de rédiger les textes qu’il estimait nécessaire à la compréhension de la révolution française, sans avoir à se travestir pour être publié, dans quelques autres revues.
De l’ensemble de ses travaux, il publia une synthèse chez Armand Colin en 1922, synthèse vivante, riche, libre d’esprit et en même temps d’une rigueur intellectuelle extrême. Une histoire érudite. Cette synthèse s’achève au 9 thermidor de l’an 2. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin.
Aujourd’hui, ses œuvres sont les « restes » de son immense contribution à l’histoire révolutionnaire. Mais son action de professeur ne peut-être tue puisqu’elle fut au moins aussi importante que son action d’historien. Ainsi ceux qui l’ont côtoyé en tant que, collègue ou étudiant, nous en dresse un portrait flatteur, et en phase avec l’historien qu’il était. Georges Lefebvre écrivit à son propos 4 :
« Mathiez fut un professeur éminent. Il rédigeait ses cours, sans doute par scrupule professionnel ; toutefois ses auditeurs attestaient qu’il ne leur paraissait jamais plus convaincant que lorsqu’il parlait d’abondance. Il accroissait l’intérêt par son souci de promouvoir la formation civique en conservant à l’histoire un peu du caractère pragmatique qu’on lui conféra dès sa lointaine origine. A cet égard, il ne destinait pas seulement ses leçons à ceux qui venaient l’écouter : une part considérable de ses écrits se retrouvent dans les journaux et les revues ou dans les brochures que les circonstances lui inspiraient. S’il combattit pour l’histoire ce ne fut pas seulement en tant qu’érudit, mais aussi comme citoyen. »
Mais le plus vibrant hommage au Mathiez professeur, reste celui de son élève Jacques Godechot, qui collabora plus tard avec lui aux Annales. Il écrit à son propos 5 :
« Le premier cours de Mathiez eut lieu le 3 novembre 1927. Plusieurs minutes avant l’heure, il n’y avait plus une place disponible ; des étudiants étaient assis sur les marches de l’amphithéâtre. Enfin Mathiez parut : corpulent, la tête enfoncée sous de larges épaules, le front haut, large, carré, la tête toujours dressée et regardant de haut, moustache et cheveux blonds, le regard de son unique œil en vie, caché par un binocle aux verres teintées. Il n’avait pas l’allure de l’élégant Robespierre, ni du fougueux Danton, il ressemblait plutôt à un notaire de village. Il s’assit, ouvrit sa serviette, en sortit un cahier d’écolier de « 100 pages », en replia la couverture, l’approcha tout près de son œil valide et commença la lecture : « Première leçon : la place de la Révolution française dans l’histoire de l’Europe. » Il lut ainsi, posément, comme à l’école primaire, pendant quelques minutes. J’étais, je l’avoue fort déçu. Mais, brusquement, Mathiez reposa le cahier sur le pupitre, et dans une éclatante improvisation, avec de multiples allusions aux évènements que nous vivions, détailla les traits caractéristiques de la France, à la veille de 1789. L’auditoire était transporté. Tour à tour Mathiez s’indignait et raillait, affirmait son scepticisme à l’égard des hommes, et sa foi dans la justice, née de la souffrance. Puis il reprit son cahier et continua sa lecture donnant des indications précises, sévères indispensables, qu’il commentait ensuite, en s’élevant à des vues générales remarquables. »
De ce portrait flatteur, il ne serait pas totalement complet si nous ne traitions pas de la « guerre » que livra Mathiez à Aulard. Mais nous aborderons cette querelle dans la seconde partie de notre fiche, qui s’intéressera plus spécifiquement à l’article étudiée.
Mathiez, Robespierre et la fête de l’Etre suprême :
Cet article fut rédigé pour défendre Robespierre quant à son rôle durant la fête de l’Etre suprême. La concision nécessaire pour un tel exercice obligea Mathiez à centrer son propos sur la manière dont fut établi ce culte. S’obligeant à démontrer, sources à l’appui, que le rôle de Robespierre dans l’établissement de ce culte fut minime, contrairement à ce qu’établissent ses détracteurs qui ne voit en Robespierre qu’un « cerveau étroit, un homme d’ancien régime, un froid ambitieux qui ne voulait régner sur la France en lui imposant une contrefaçon du catholicisme, le déisme érigé en religion d’Etat. 6 »
De la conception de la politique religieuse de Robespierre, intervient la discorde avec Aulard, virant rapidement à la farouche opposition. Sans doute, l’immense aura entourant les travaux d’Aulard obligeait Mathiez à redoubler d’efforts pour convaincre ses lecteurs du bien fondé de son raisonnement. Nous l’avons vu plus haut, la politique religieuse durant la Révolution française fut le premier thème que Mathiez aborda en tant que chercheur. De ses recherches, il en conclut rapidement, qu’il n’était pas possible de supprimer la religion en France. Ceux qui ce seraient placés parmi les défenseurs de l’athéisme, comme Danton ou même Herbert, n’auraient rien compris à la mentalité des Français. Et en cela, il rejoint la pensée gouvernante de l’époque, ne voyant dans les mouvements d’athées, qu’un mouvement dissident soutenu par la contre-révolution, prôné par des contre-révolutionnaires souhaitant semer ainsi la discorde et le chaos parmi le peuple. D’ailleurs, il suffit se référer au compte-rendu de la fête pour comprendre que l’athéisme n’est pas à l’ordre du jour.
« Le président de la Convention (Robespierre) armé du flambeau de la vérité et accompagné d’une députation, alla mettre le feu au monstre représentant l’athéisme qui, par sa disparition, laissa voir la sagesse dans tout son éclat. 7 »
Si le symbolisme d’une légèreté pachydermique peut prêter à sourire, il s’agit ici de lutter doublement contre l’athéisme en tant que mode de pensée mais également de lutter contre ceux qui le véhiculent. Ce culte de l’Être suprême n’est qu’un outil devant permettre de préserver l’unité au sein du peuple, de ne pas bouleverser de manière inadéquate des croyances ancestrales. D’ailleurs, l’article se conclue sur ce constat 8 :
« [Robespierre] comprit que pour l’élever à la Révolution et le détacher de ses superstitions, il ne fallait pas heurter de front sa mentalité séculaire, ébranler d’un seul coup ses croyances fondamentales. Il s’ingénia à lui présenter l’émancipation sous la forme la moins troublante à son entendement. Il lui parla le seul langage qui lui était accessible. »
Ce qui n’empêche pas Mathiez d’être critique vis-à-vis de ce culte, surtout à une époque où la laïcisation en France est entrée dans les mœurs.
« On peut penser ce qu’on voudra du déisme de Robespierre. Qu’on le trouve périmé, usé, je n’y contredis pas, mais il a ménagé le passage entre le catholicisme exclusif et tyrannique et la pensée libre. Il a été un échelon nécessaire. Quelle injustice aussi de reprocher à Robespierre son déisme quand on n’adresse pas le même reproche à ses adversaires, quand on a pour ceux-ci, notamment pour ce Danton si trouble, toutes les indulgences. On ne peut pas faire à Robespierre un crime d’avoir été de son temps. On doit lui tenir compte, un très grand compte de ce qu’il a toujours subordonné son idéal religieux à son idéal social. Il aimait moins Dieu que le peuple et il n’aimait Dieu que parce qu’il le croyait indispensable au peuple. »
Comme le montre cette conclusion, l’article tend à prouver que Robespierre était un homme de son temps, que ce culte n’est pas né de sa propre initiative mais d’un ensemble de facteurs, de croyances, d’hommes qu’il a, finalement, rassemblé pour les présenter dans deux discours. Celui de la présentation du culte, le 18 floréal an 2 (7 mai 1794) et le jour de la Fête, le 20 prairial. Ce combat historiographique, cette démonstration historique est le thème central de ce texte.
Ce que nous dit le texte :
Car avant la fête de l’Être suprême, il y a le culte de la Raison. Les historiens hostiles à Robespierre voient une opposition entre ces deux cultes. Le culte de la Raison aurait été, pour eux, la création du parti hébertiste. Ce culte de la Raison aurait été, un culte émancipateur, presqu’athée. Par opposition, le culte de l’Être suprême serait la création d’un ambitieux aux passions mystiques, Robespierre. Un moyen pour ce « dictateur » d’asservir le peuple. Mathiez prend le soin de démontrer que cette « opposition entre les deux cultes révolutionnaires, pour être classique, n’en est pas moins fausse. Loin d’avoir été l’invention de quelques hommes : Chaumette, Fouché, Hébert, Cloots, ou même d’un parti, le culte de la Raison ne fut que l’aboutissement d’une série de fêtes civiques dont l’origine remonte à la grande Fédération du 14 juillet 1790 (ici Mathiez ajoute une note précisant que c’est ce qu’il a démontré dans Origines des cultes révolutionnaires, Paris, Cornély, 1904). Les mêmes hymnes y furent chantés, les mêmes cortèges s’y déployèrent, la même émotion patriotique y fut vibrer les cœurs à la vue des mêmes symboles républicains. 9 »
Ce culte de la Raison, cette fête du 20 brumaire an 2 (10 novembre 1793), vit la fin du catholicisme constitutionnel mais cette fin ne fut pas l’œuvre des instances dirigeantes mais bien celle des sans-culottes des sections qui mit en branle le mécanisme de déchristianisation.
Cette opposition est née chez les ennemis de Robespierre qui, après le 9 thermidor ont justifié leur attitude en le représentant sous les traits caricaturaux d’un dictateur avide d’établir son pouvoir en se servant de l’idée religieuse. Les premiers à évoquer l’idée d’un pontificat furent ces mêmes personnes. Alors que, comme l’écrivit Mahiez 10 :
« Enfin, c’est une constatation que M. Aulard lui-même, l’ennemi personnel de M. Robespierre, a dû faire, l’Être suprême n’attendit pas d’y être autorisé par Robespierre pour se faire adorer dans les temples de la Raison au même titre et en même temps que la Nature, la Liberté, la Patrie, la Raison elle-même. Nous avons de très nombreux discours qui furent prononcés dans les temples de la Raison. Les déclarations panthéistes, à plus forte raison athées y sont à l’état d’exception. Nous ne pouvons pas prétendre mieux connaître mieux l’histoire que les contemporains qui l’ont faite et qui l’ont vécue et les contemporains n’ont pas distingué entre les deux cultes révolutionnaires qu’ils appellent indifféremment des mêmes noms. Le culte de l’Etre suprême ne fut pour eux que la suite revue et corrigée du culte de la Raison. C’était le même culte, la même institution qui se continuait et se perfectionnait. »
Il faut donc, à partir de là, préciser le rôle de Robespierre dans l’établissement de cette loi et voir qu’elle fut son action dans sa préparation. Inutile de tergiverser, nous l’avons déjà écrit. Elle fut proche du néant. Robespierre a simplement sublimé dans un discours aux accents lyriques magnifiques, les pensées d’une grande majorité de Français. D’ailleurs pour cela, il suffit de se référer aux multiples courriers des assemblées générales de sections parvenant à la Convention, félicitant Robespierre pour son discours. Par exemple, le 10 prairial, il fut décidé qu’une délégation issue de l’Assemblée générale la section des Invalides se rendrait à la Convention pour féliciter Robespierre d’avoir « déclaré que le Peuple français reconnaissait un Être Suprême et l’immortalité de l’âme 11 ». Nous pourrions également citer le long discours du représentant de la société des Jacobins à la Convention 12 ou encore le discours de Jault à la Commune de Paris, durant la séance du 24 floréal (13 mai 1794), pour s’en convaincre et qui commençait en ces termes 13 :
« S’il y avoit encore dans notre sein, des hommes pervers, immoraux et entachés d’ambition, si nous avions encore dans notre sein des traîtres, je resterois muet ; mais les vertus qui sont à l’ordre du jour, mais la montagne qui écrase les têtes de l’hydre aristocratique, permet à celui qui a de bonnes intentions, de les mettre au jour avec franchise ; vous êtes sans doute pénétrés avec moi d’admiration du sublime rapport de Robespierre sur les fêtes nationales, et les fêtes décadaires et l’effet bienfaisant qu’il a procuré dans les familles et qu’il procurera dans la République. La convention nationale vient de déclarer que le peuple français reconnoissoit l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme… Quelle idée consolante pour l’honnête homme, pour le héros, pour la mère intéressante, pour les enfants de la Patrie 14. C’est le trait de foudre pour l’athée, le méchant, le fanatique et le conspirateur. »
D’ailleurs depuis juin 1793, l’Être Suprême avait été adopté par la Convention, plaçant la Déclaration des droits de l’homme servant de préambule à la Constitution, sous les « auspices de l’Être suprême 15 ». Robespierre n’intervenant nullement dans ce processus, contrairement à ce que tente de démontrer Aulard, faisant d’André Pomme, l’«obscur député de Cayenne 16 », un pion de Robespierre lorsqu’il proposa en avril 1793 de voter sa motion concernant l’intégration de l’Être suprême dans la Déclaration des droits de l’homme. Motion qui fut donc, votée quelques mois plus tard. Aucun lien n’a pu être établi entre ce député et Robespierre, comme le précise Mathiez 17 :
« André Pomme était si peu robespierriste qu’il s’abstenait dans le scrutin par appel nominal sur la mise en accusation de Marat, alors que Robespierre non seulement votait contre, mais protestait à la tribune contre l’accusation. L’hypothèse de M. Aulard n’est qu’une pure insinuation dénuée de toute vraisemblance. »
Accuser ainsi Robespierre, c’est nier les multiples rapports des représentants dénonçant le manque d’uniformité dans les cultes. Ces représentants demandaient que l’on réglementa la déchristianisation et les fêtes républicaines mais que ces fêtes soient le socle fondateur morale de la Patrie. Et comme le relève Mathiez 18 :
« Le 17 germinal Couthon […] annonça à la Convention que le Comité de Salut public proposerait à bref délai « un projet de fête décadaire dédiée à l’Eternel, dont les Hébertistes n’ont pas ôté au peuple l’idée consolante ». Les paroles de Couthon provoquèrent les applaudissements. Personne ne fit la moindre objection. »
Mais cette annonce du 17 germinal an 2- 6 avril 1794, n’est que la conclusion d’un long travail entamé par Matthieu, député de l’Oise, sous l’égide du Comité d’Instruction publique depuis le mois de ventôse. Cinq fêtes rappelant les grandes heures de la Révolution devaient être instituées les : 14 juillet, 10 août, 6 octobre, 21 janvier, 31 mai ainsi que des fêtes décadaires « placée sous les auspices de l’Etre suprême et consacrée à une vertu particulière ».
Si c’est à Robespierre qu’a échu la responsabilité de présenter le rapport, c’est simplement parce que, depuis plusieurs mois, il était en charge au sein du Comité de Salut public des rapports sur la politique générale.
Ce qui permet à Mathiez de conclure cette partie, en égratignant à nouveau Aulard 19 :
« Ce simple historique nous montre que, contrairement aux affirmations de M. Aulard, ce ne fut pas Robespierre qui, de sa propre initiative, proposa l’établissement du culte de l’Être suprême. Il restera aux ennemis de Robespierre la ressource de prétendre que la Convention qui ordonnait au Comité d’instruction publique de préparer l’organisation des fêtes décadaires, que ce Comité qui s’exécutait, que Mathieu qui déposait son rapport en son nom, que Couthon qui lui donnait l’adhésion du Comité de salut public, n’étaient que des marionnettes que le Pontife faisait mouvoir dans l’ombre. »
La suite de l’article pointe les talents d’orateur de Robespierre. Talent qu’il mettra à nouveau en exergue durant une conférence en 1912. Nous la trouvons retranscrite dans ce livre sous le titre de Robespierre orateur.
Mathiez s’attarde sur l’analyse du discours du 18 floréal. Discours que l’on peut retrouver dans différentes sources de l’époque, comme le Journal de la Montagne par exemple.
Nous avons déjà montré l’enthousiasme que suscita ce rapport dans les différentes sections parisiennes. Il est important de spécifier à quel point cette fête populaire fut réussie. Paris était entièrement décoré de feuillages, de verdures, de fleurs, comme le souhaitait David, à qui fut confiée l’organisation de la fête. Chaque section composa son hymne, se répartit les tâches suivant l’organisation préconisée par David. Nous retrouvons trace des citoyens allant cueillir fleurs et verdures pour habiller Paris d’un manteau de nature.
L’esprit public 20 montra à quel point, un grand élan patriotique recouvrit Paris d’une vague de joie, de liesse aux lendemains de la fête. Chaque vieillard, chaque femme, chaque homme, chaque enfant, fille ou garçon, défilait et chantait les hymnes écrit pour l’occasion. Les quarante-huit sections de Paris se trouvaient là, représentées par les personnes choisies durant l’Assemblée générale de la veille 21. Des danses et des rondes joyeuses furent entamées sur le « pont neuf » 22. Et il n’y a bien qu’Aulard pour écrire que Robespierre avait cru entamer en ce jour une religion nouvelle 23, tout en concédant dans le même paragraphe qu’aucun contemporain n’avait eu cette impression, je cite :
« En fait, une grande partie de la France sembla ignorer la révolution religieuse tentée par Robespierre. 24 »
Si les français semblent ignorer cette révolution religieuse, c’est peut-être tout simplement qu’il n’y en eut point.
Conclusion :
Cet article d’Albert Mathiez démontre avec passion, force et véhémence quel fut le rôle de Robespierre dans l’établissement de cette fête. Il ne le réduit pas mais le replace dans sa stricte mesure, celui d’un gouvernant, membre du Comité de salut public et donc préposé à présenter les rapports de ce Comité. Ce culte n’avait de vocation qu’à rassembler le peuple français. Même si, les sources présentées sont forcément sélectives, du fait de la forme de notre fiche, elles sont suffisamment éloquentes pour se passer de présenter une dizaine d’autres sources ressassant inlassablement, la joie que procura l’établissement de ce culte et la journée exceptionnelle que fut ce 20 prairial de l’an 2. Il est même rare de trouver un tel consensus, que cela soit au sein de la Convention, de la Commune de Paris et des différentes sections de Paris étudiées.
Il n’est évidemment pas surprenant de lire encore aujourd’hui des historiens démontrant que Robespierre s’est conduit en pontife, s’appuyant sur les mêmes sources thermidoriennes, sur les mêmes dires de ses bourreaux. Difficile d’être juge et partisan, de donner une quelconque valeur à de telles sources, surtout lorsque l’on peut lire, par exemple :
« Vilate écrivait peu après Thermidor : « Aux jacobins comme à la Convention Nationale, Robespierre continuellement environné de ses femmes, ressemblait à un pontif (sic), dictant ses oracles. » [A propos de la fête du 20 prairial] « Tout le monde remarqua son ivresse ; mais, tandis que la foule enthousiasmée faisait retentir les cris de Vive Robespierre, qui dans une république, sont des cris de mort, ses collègues, effrayés de ses prétentions audacieuses, incommodaient ses oreilles, comme il s’en est plaint depuis, de traits satiriques, de sarcasmes piquants : Voyez comme on l’applaudit ; ne veut-il pas faire le dieu, n’est ce pas le grand prêtre de l’Être suprême ? 25 » »
Le pontife était mort à cette époque, les cadavres sont plus dociles que les vivants lorsqu’on les traine dans la boue. Mathiez lutta, sa vie durant, à réhabiliter un homme, non par fanatisme, non pour vouer un culte à Robespierre mais parce qu’au vu des sources, au vue de ses actes, il fut celui qui incarna le mieux l’idée de démocratie.
Laissons le mot de la fin à Mathiez :
« Nous aimons Robespierre parce que son nom, maudit par ceux-là mêmes qu’il a voulu affranchir, résume toutes les iniquités sociales dont nous voulons la disparition. En consacrant nos efforts et nos veilles à réhabiliter sa mémoire, nous ne croyons pas servir seulement la vérité historique, nous sommes sûrs de faire chose utile pour cette France, qui devrait rester celle qu’elle était au temps de Robespierre, le champion du droit, l’espoir des opprimés, l’effroi des oppresseurs, le flambeau de l’Univers.
Robespierre et ses amis furent grands parce qu’ils ont compris que leur action gouvernementale, si résolue fût-elle entre leurs mains, serait cependant impuissante à galvaniser les énergies du peuple français, s’ils ne l’associaient pas, ce peuple, directement à l’exécution des lois, par une politique de confiance et de clarté26. »
Un mot dont l’écho résonne encore aujourd’hui.
Notes :
1) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, p.265, Saint Amand Montrond , Messidor Editions Sociales, 1988.
2) Ibid., p.266.
3) Ibid., p.266.
4) Ibid, p.267.
5) Jaques Godechot, Un jury pour la révolution, p. 307-308, Vienne, Robert Laffont, Collection Sciences Nouvelles, 1974.
6) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 146.
7) Rituel républicain, Fête à l’Etre Suprême, exécutée à Paris, le 20 prairial, l’an 2è de la République. Avec la musique et les hymnes. BNF, Lb41 1106, document numérisé sous la cote : NUMM- 48452.
8) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 171.
9) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 147.
10) Ibid., p. 148.
11) Procès-verbal de l’Assemblée générale de la Section des Invalides, 10 prairial an 2, A.N., F/7*/2510.
12) Journal de la Montagne, du 28 floréal an 2, n°21, rubrique Convention Nationale séance du 27 floréal- 16 mai 1794, p. 166, B.NF, LC2 786, document numérisé sous la cote NUMP- 321.
13) Ibid., 27 floréal an 2, n°20, rubrique Commune de Paris séance du 24 floréal- 13 mai 1794, p. 155.
14) Thème développé par Robespierre dans son rapport du 18 floréal, à propos de l’immortalité de l’âme.
15) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 150.
16) A. Aulard, Le culte de la Raison, 2ème édition, p. 266.
17) Ibid., note 15.
18) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 152.
19) Ibid., p. 153.
20) Agents se plaçant dans les troquets, dans les queues devant les boutiques et notant l’état d’esprit des gens. Pour faire un parallèle grossier, ce serait aujourd’hui les enquêteurs essayant de situer le « moral des français ».
21) Le Procès-verbal de l’Assemblée générale de la Section des Invalides du 19 prairial an 2, A.N., F/7*/2510 montre comment les groupes de vieillards, d’hommes, d’adolescents, de femmes, de filles et de garçons furent choisis pour « représenter » la section durant la fête. Mais c’est également visible dans d’autres sources consultés comme, par exemple, dans les Registres du Comité de Surveillance des Champs-Elysées, même date, A.N., F/7*/2473.
22) Journal de la Montagne, du 24 prairial an 2, n°46, rubrique Commune de Paris séance du 21 prairial- 9 juin 1794, p. 364.
23) A. Aulard, Le Culte de la Raison, Paris, 1892, Alban, p. 323.
24) Ibid., p. 333.
25) J. Deprun, « Robespierre pontife de l’Être suprême : note sur les aspects sacrificiels d’une fête (1794) », Les fêtes de la Révolution, Colloque de Clermont-Ferrand, Paris, 1977, Société des Etudes Robespierristes, p. 486.
26) A. Mathiez, Etudes sur Robespierre, op. cit., p. 33.