Une gigantesque cuvette métallique. Au centre, une surface circulaire herbacée et un homme lançant d'une force ridicule une balle, au milieu d'un carré de terre aux sommets duquel étaient disposés quatre petits piédestaux. Un autre homme frappait cette balle d'une force tout aussi ridicule avec une barre en métal, déclenchant la course mollassonne d'un troisième, pendant qu'une foule innombrable disposée tout autour de la surface herbacée hurlait sans que je comprenne pourquoi. J'assistais à ce spectacle intrigant du haut de la cuvette, accroupi à côté d'un projecteur. Et à côté de...
« ALLEEEEZ !!! PLUS VITE QUE ÇA KOSTADO, T'AS LAISSÉ TES JAMBES AUX VESTIAIRES OU QUOI ??? LES ISOTOPES AURAIENT MIEUX FAIT DE TE LAISSER DANS TA CAMPAGNE !!!
−Dis... essayai-je de placer au milieu de tous les beuglements de Marina. Je peux savoir ce qu'on est venu faire ici ?
−Ce qu'on est venu faire ?! Mais enfin c'est la finale du Championnat du Secteur, j'allais quand même pas manquer ça !
−Tu te rappelles que tu es fugitive, non ? Je n'en ai pas l'impression... »
Elle ne répondit que par une mine boudeuse, et recommença à crier après on ne sait qui... en ce qui me concernait, j'avais assez perdu mon temps comme ça. Maintenant que j'avais traversé le pont, je n'avais plus besoin de son aide. En avais-je jamais eu besoin d'ailleurs ? Alors que je m'apprêtais à descendre elle m'interpela une dernière fois.
« Je redoublerais de prudence si j'étais toi, Dôjô. C'est bientôt la fête de l'Union, tout le monde se prépare... et ça va être la fête pour tout le monde si tu vois ce que je veux dire. »
Pour qui me prenait-elle ? Je savais très bien tout ça. Partant sans dire un mot, je repensai à ce qu'elle venait de dire. La fête de l'Union : une semaine de festivités célébrant le rêve de l'humanité. L'Union dans la diversité. Tout au long de ces sept jours s'effectuaient divers échanges culturels entre les régions de l'Union et d'intenses négociations pour tenter de rallier les derniers pays réfractaires. Rien ne devait entacher cette joie et ce bonheur... rien. Pendant que petits et grands humains riaient, festoyaient et s'engraissaient, les chasseurs redoublaient d'efforts pour faire le sale boulot, le « nettoyage » comme ils disaient. Il allait sans dire que c'était la période de l'année la plus meurtrière pour nous ; Nezumaru y avait perdu sa mère... D'ordinaire nous nous abstenions de nous aventurer dehors durant cette « fête », et on pouvait dire que je ne pouvais pas tomber plus mal. Mais bien peu m'importait, je voulais juste atteindre Kukai le plus vite possible.
Une heure plus tard j'atteignis une petite clairière, où j'allais pouvoir trouver de quoi manger autre chose que des barres compactées, et de quoi m'exposer un peu moins. Très vite je sentis une assez forte odeur de sang non loin de là. Sans doute un animal blessé. Sans baisser ma vigilance, je m'approchai de l'origine de l'odeur. Ce qui semblait être la queue de l'animal dépassait de derrière un arbre. Plus haut, un bout de fourrure brune était visible. En avançant encore quelques mètres je compris que l'animal en question n'était pas ce à quoi je m'attendais. C'était un Sarunin agonisant qui était adossé à cet arbre. Perdant toute notion de prudence je me précipitai vers lui… une plaie béante lui déchirait l'épaule, sa respiration était saccadée et son pouls irrégulier… il ne tiendrait clairement pas longtemps. Sans vraiment savoir si il pouvait m'entendre je lui demandai ce qu'il s'était passé tout en sortant une capsule contenant divers ustensiles médicaux, même si je doutais qu'ils eussent la moindre efficacité sur une telle blessure. Cependant avant que je pus faire quoi que ce fût, deux syllabes incompréhensibles s'échappèrent des lèvres du blessé. Il les répéta plusieurs fois et je distinguai un mot… Chi-ku…
« Un piège ? Tu es tombé dans un piège ?
−Argh ! »
Un autre homme venait de tomber lourdement d'un arbre non loin de là, puis un autre quelques secondes plus tard.
« T'as vraiment rien dans la cervelle mon pauvre. »
La voix cynique de Marina m'interpela : une fois de plus elle venait de me sauver la vie. Pourquoi me collait-elle comme ça ?
« Les Isotopes se faisaient battre à plate-couture, j'étais énervée, j'suis partie avant la fin.
−D'accord… soupirai-je exaspérément. Tu m'as aidé à traverser le pont, c'était très gentil à toi. Mais maintenant je n'ai plus besoin de trainer avec toi, je peux très bien m'en sortir tout seul !
−Ah oui ? Et ça c'était quoi ?
−J'aurais pu me défendre.
−T'aurais rien pu faire du tout. Ils t'auraient tiré dans la queue et tu serais mort à l'heure qu'il est. T'as dû comprendre depuis le temps : les chasseurs sont pas là pour pourfendre les Sarunins dans des combats nobles et équitables. Si ils peuvent utiliser un gibier blessé comme appât pour en abattre un autre en restant cachés ils se gênent pas. »
Pour une fois je ne pouvais qu'être d'accord avec elle…
« En parlant de ça… »
Elle leva soudainement deux doigts en direction de celui qui avait servi d'appât, dont le front fut transpercé la seconde suivante par un rayon de lumière blanche, avant de rendre son dernier souffle. La colère montant brusquement en moi, sans réfléchir, je dégainai mon épée et lançai sa lame en direction de Marina, qui la bloqua avec ces deux doigts désormais tachés d'un sang invisible.
« Pourquoi t'as fait ça ?! J'avais l'intention de le soigner !
−Le soigner…? répondit-elle, impassible. Si ces deux types s'en sont servis comme appât c'est qu'il était déjà foutu. Ça n'aurait rimé à rien de le laisser agoniser.
−Ha ! Tu veux dire quoi ? Que tu lui as fait une fleur ? »
La meurtrière resta silencieuse quelques instant, et baissa légèrement les yeux avant de glisser d'une voix à peine audible, en ne s'adressant à personne en particulier…
« On n'a pas le droit de condamner quelqu'un à vivre…
−… Quoi ?
−Rien, je pensais à voix haute. Mais tu vois bien que les chasseurs ne reculent devant rien. T'as aucune chance d'atteindre ta destination vivant à ce rythme-là. J'irai pas jusqu'à dire qu'on est amis, mais en tout cas… je ne suis pas ton ennemie.
−Tu es humaine, tu restes une ennemie pour moi. Tu viens de tuer un de mes camarades sous mes yeux et tu espères que je vais laisser passer ça ? »
Elle soupira un grand coup, lâcha mon épée et alla s'asseoir contre un arbre, l'air pensif.
« Je suis avec toi ou contre toi, donc… les hommes ont une façon de penser si simpliste. Humains ou Sarunins, vous êtes pareil hein… dire que je t'ai sauvé la mise deux fois…
−C'est la seule chose qui me fait te supporter.
−Ça et le fait que je suis de toute façon trop forte pour que tu puisse me tuer ? poursuivit-elle de son habituel ton sarcastique.
−La ferme… fais-moi une faveur : disparais de ma vue ! Lui criai-je en détournant la tête. »
Je sentis un léger courant d'air et en regardant à nouveau, je constatai avec surprise que Marina avait accédé à ma demande. Je déchantai cependant en me retournant pour constater que cette peste portait désormais le cadavre du Sarunin sur ses épaules.
« Enlève tes sales pattes de ce corps !
−On va l'enterrer. C'est la moindre des choses non ?
−Qui t'a dit que les Sarunins enterraient leurs morts ? Ça ne marche pas comme ça chez nous ! »
À ces mots, elle me regarda d'un air surpris et reposa le cadavre sur le sol, presque délicatement. Je n'avais même pas songé à la signification de ce qu'elle venait de dire… Une humaine, ex-chasseuse qui plus est, qui voulait offrir une sépulture décente à un de ceux qu'elle considérait comme du gibier ? Quelque chose n'allait pas… depuis quelques minutes elle était bien trop compatissante vis-a-vis de moi et de mon espèce, comme si elle cherchait à gagner ma confiance…
« Et donc ? Comment on fait, «chez vous» ? dit-elle d'un ton neutre.
−… Soit on les repose dans un cercueil en pierre après les avoir embaumés, soit on les incinère.
−Je vois. La première solution va être compliquée à appliquer, donc je suppose que…
−Je peux savoir à quoi tu joues ? »
Une fois de plus elle arbora son air surpris…
« D'abord tu me sauves la vie, ensuite tu abrèges les souffrances d'un de mes camarades, et maintenant voilà que tu veux te plier à nos rites funéraires. Pour le peu que je connais de toi, ça ne te ressemble pas, et ça ne ressemble pas aux humains. Tu essaies de m'amadouer c'est ça ?
−Hm… si tu le dis. J'ai rien contre les Sarunins tu sais ? dit-elle en ignorant ma grimace incrédule. C'est toujours intéressant d'en apprendre plus sur vous, tout ça…
−Et alors ? Pourquoi tu tiens absolument à être dans mes pattes ?
−Je te l'ai déjà dit non ? Je suis pas ton ennemie. On est tous les deux traqués, autant se déplacer ensemble. J'ai beau être très forte je peux toujours tomber dans un piège.
−Et tu crois que je n'hésiterai pas à te sauver si c'est le cas, c'est ça ? »
Pour toute réponses elle se contenta de rire aux éclats… reprenant son souffle et essuyant une petite larme elle adopta de nouveau un ton plus sérieux.
« Tu le sais peut-être, mais au nord du continent, entre En, Hoktei et Sino, il y a une zone neutre où l'armée n'est jamais présente. À la base, elle a été instaurée parce que Sino voulait un accès direct à l'océan mais que l'Union ne voulait pas céder de territoire. Ce sont donc principalement des commençants de Sino qu'on rencontrera dans cette zone, les Sarunins les intéressent pas ; quand à moi ils me connaissent pas, et même si c'est le cas, en tant que traître à l'Union ils m'accueilleront plutôt à bras ouverts.
−En clair, tu veux qu'on aille jusque là-bas ? Pour quoi faire ?
−Moi, pour tout te dire je dois y rencontrer quelqu'un, et toi… c'est un endroit bien moins dangereux pour les Sarunins que le reste de l'Union, tu pourras y faire escale : Kukai est seulement une centaine de kilomètres au sud de cette zone. Mais je vois pas ce que tu veux aller faire là-bas, à part des salles de jeu y a pas grand chose…
−C'est moi que ça regarde. Tu penses qu'on peut l'atteindre en combien de temps ?
−Si on se dépêche on peut y être dans moins d'une semaine je pense. Tu décides quoi ? »
Elle était insupportable ! C'était ce que j'essayais encore de me dire mais… ses conseils étaient précieux et elle m'avait sauvé la vie, je ne pouvais me résoudre à l'ignorer. Après tout, si elle était fugitive c'était bien pour nous avoir aidés, et elle faisait des efforts indéniables pour ne pas dénigrer mon espèce…
« Bon, ça me paraît être une bonne idée… soupirai-je. Ce n'est pas comme si j'avais quelque chose à perdre de toute façon.
−Parfait. fit-elle en souriant calmement. On va incinérer ton « camarade » et on y va. »
Durant le trajet, comme prévu, les chasseurs étaient sur le qui-vive, et l'expérience de Marina m'évita de tomber dans une demi-douzaine de pièges… bien qu'un peu moins désagréable elle était toujours aussi loquace. Elle me parla du recrutement calamiteux des Isotopes de Balma cette saison, de la chaleur suffocante qu'il faisait dans le QG de Son Goku, de la façon dont un certain Commandant l'éblouissait par sa beauté et sa classe, de la meilleure façon de faire cuire les racines des plantes carnivores, et d'autres choses qui n'intéressaient qu'elle… et de Kina. Elle me questionnait sans cesse sur elle, s'inquiétant presque exagérément. Comment pouvait-on s'inquiéter à ce point d'une parfaite inconnue qui avait été son ennemie peu de temps auparavant ? C'était peut-être ça qu'on appelait un coup de foudre… penser qu'une telle chose puisse se produire entre un humain et un Sarunin me paraissait tellement improbable qu'il me fallut du temps pour que mon esprit l'accepte. Comme tout ce qui pouvait me pousser à penser que nos deux espèces n'étaient pas si éloignées. Je ne devais pas y penser, je ne devais pas me détourner de mon objectif !
L'entrée dans la zone neutre se fit en longeant la côte, presque sans accrocs. Nous marchâmes jusqu'à une plage après avoir passé les innombrables magasins qui poussaient sur chaque mètre carré disponible ; et à mon grand étonnement nous venions de marcher à découvert sans provoquer le moindre émoi chez les nombreux passants et marchands, quand ces derniers n'essayaient pas carrément de nous vendre quelque chose (probablement, ni Marina ni moi ne parlions un mot de Sinoïen). Pourtant, j'avais beau avoir coupé le reste de ma queue, moi et Ryûketsu ne passions pas tout à fait inaperçus… Depuis la plage on pouvait apercevoir au loin un gigantesque port et de nombreux navires. Et pas le moindre fusil, ni même le moindre uniforme…
La différence de densité de chasseurs au kilomètre carré étant presque déstabilisante… une semaine à être sans arrêt aux aguets m'avait enseigné la prudence, mais m'avait surtout donné l'impression que chaque recoin sombre cachait une embuscade. Et curieusement, moins le danger était présent, plus je me méfiais, frisant la paranoïa une fois la zone atteinte. Je commençais à me demander jusqu'où nous allions marcher sur la plage quand Marina s'arrêta brusquement, scruta un instant les alentours, puis s'étira sans retenue.
« Aaaaah… Rôjô, c'est ici que nos chemins se séparent. Moi je vais pas plus loin…
−Parfait, je vais enfin être débarrassé de t… »
Ma réponse fut interrompue par une vive douleur dans l'estomac… tombant à genou sur le sable, je ne saisis pas tout de suite ce qui venait de se produire…
« … et toi non plus. »
Marina affichait un visage que je n'avais encore jamais observé chez elle. Un visage glacial, impassible, sans pitié et indifférent. Le visage d'un Chasseur qui achevait son gibier. Petit à petit, les choses s'éclairaient dans mon esprit, sans que j'y comprenne quelque chose…
« Sale garce… lui lançai-je en empoignant mon arme pendant qu'elle me toisait de haut. Tu m'as menti ! »
L'attaque était vaine. Je le savais. L'épée qui m'échappa des mains et alla se planter dans le sable en virevoltant n'était que le reflet de mon impuissance et de mon incompréhension… comment avais-je pu être assez idiot pour faire confiance à une humaine ? Pour croire jusqu'au bout qu'elle était différente, qu'elle ne me trahirait pas ? Ce coup de pied était comme une claque me réveillant d'un profond sommeil. Je n'avais ni la force ni la volonté d'affronter la traîtresse. J'arrivais à peine à percevoir ses mouvements, une fois de plus totalement à sa merci. Un coup dans le dos eut vite fait de me faire mordre la poussière, sans que je ne me relève. Me relever ? Pour quoi faire ? Si il fallait que je meure ici, que pouvais-je y faire ?
« Je t'ai menti, tu dis ? Je me rappelle pas quand. Je ne fais plus partie de l'armée, j'avais quelque chose à faire ici, je devais rencontrer quelqu'un et j'avais besoin que tu m'accompagne. Tout ça était vrai. Évidemment j'ai passé les détails, ça aurait été trop long de tout t'expliquer. Pour faire simple, mon boulot était de te trouver et de te faire venir jusqu'ici. Pour le moment tu vas dormir un peu en attendant qu'il arrive…
−At… attends un peu ! Quelque chose cloche dans cette histoire… »
Une fois encore c'est son pied qui m'interrompit, me laissant déguster le sable blanc.
« T'as pas besoin d'en savoir plus. dit-elle sèchement avant de reprendre en ricanant. C'est parfait, je vais enfin être débarrassée de toi, pas vrai ? Je suppose qu'on se reverra plus, alors adieu… Kyôjô. »
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13 Avril 1789 − Lumis
Une vaste pièce rectangulaire, bordée tout le long de baies vitrées. Au centre de la pièce, une longue table à l'extrémité de laquelle je me trouvais sur une chaise, les poings liés, la tête basse. En face de moi, elle se tenait assise sur le bord de la table : décontractée, indifférente, me fixant de ce regard argenté, magnifique et effrayant à la fois. Cette femme dont les humains parlaient avec tant d'admiration, je lui faisait enfin face. Malgré son apparent relâchement, son aura puissante et chaleureuse emplissait la pièce… c'était une sensation apaisante, confortable, destinée à me mettre à l'aise et à endormir ma vigilance. En ce qui me concernait, ses pensées la trahissaient, mais il eût été tentant pour tout autre Sarunin ressentant les énergies de gagner confiance. À l'extérieur, on ne percevait pas la moindre hostilité ; à l'intérieur elle bouillait d'envie de venger ses hommes tombés sous mes coups. Elle ne pouvait pas me le pardonner… non… elle ne pouvait pas se le pardonner ? Dans cette agréable chaleur emplissant la pièce, je ne fus qu'à moitié surpris de la douceur de sa voix lorsqu'elle commença à m'interroger.
« Nous te tenons enfin, Cue-Limyos. Veuille nous excuser de ce surnom un peu lugubre, mais tes « faits d'armes » ne nous inspirent pas autre chose. Et estime-toi heureux qu'on ait donné un nom un peu impressionnant à une pourriture comme toi. Mais je prône toujours la diplomatie, je n'utilise la force que quand je n'ai pas le choix même si là, tout de suite, j'ai envie de tuer de mes propres mains, et je sais que tu sauras te montrer coopératif. »
Je ne répondis rien. Il n'y avait rien à répondre pour l'heure. Elle ne tournait autour du pot que pour ne pas paraître trop brusque.
« Je vois… tu es plutôt du genre réservé. Moi non plus je ne parle pas aux gens plus que nécessaire. J'espère bien que c'est le seul point commun entre nous deux ! Je vais en venir au fait, alors. Des attaques ont eu lieu dans plusieurs villes de l'Union récemment, perpétrées par des Sarunin, comme toi. Tes agissements sont-ils liés, oui ou non, à ces attaques ? finit-elle d'un ton presque amical. »
Je n'avais pas attendu qu'elle me pose la question pour savoir de quoi il retournait. Et je n'étais pas surpris. Ce genre d'opérations aurait inévitablement lieu dès lors que les membres de Rivina seraient suffisamment nombreux. Je relevai la tête pour fixer les pupilles d'argent, osant soutenir ce regard hypnotisant… Y étais-je lié ? Encore quelques mois auparavant ma réponse aurait été oui. Mais aujourd'hui la justesse de leur cause m'apparaissait de moins en moins évidente. Je n'avais pourtant pas oublié mon rêve. Mon unique rêve…
« Moi… je suis juste Sarunin comme tant d'autres, qui rêve de redonner une terre à son peuple… répondis-je en souriant du coin des lèvres. »
Après un instant de silence, elle soupira profondément.
« Il aurait agi de son propre chef ? C'est ce que nous avions supposé vu qu'il est seul et qu'il ne procède pas du tout comme les terroristes mais… Connaissais-tu l'existence de ce groupe terroriste ? »
Un peu que je le connaissais…
« As-tu été en contact avec un ou plusieurs de ses membres ? »
Elle n'attendait pas que je réponde. Elle n'en avait pas besoin : la façon dont elle formulait les questions en témoignait. Les liens qui entravaient mes poignets mesuraient mon pouls dans le même temps.
« Sais-tu qui les dirige ? »
Sa voix n'avait pas perdu sa douceur et le ton était toujours amical. Mais le rythme des questions s'accélérait…
« Est-ce que le nom de Jinei te dit quelque chose ? »
… Que faisait cette question au milieu des autres ? Qu'est-ce que ce dénommé Jinei avait à voir là-dedans ?
« Jamais entendu parler…
−Hm… je m'en doutais. Évidemment, Jinei n'est pas idiot. Si il avait survécu et pris la tête de ce groupe, il aurait sûrement caché son identité.
−Qui est ce type ?
−Excuse-moi, fit-elle en souriant, mais c'est moi qui pose les questions ici. Mais puisque tu demandes… ce « type » mesure environ un mètre quatre-vingt cinq, il a la peau noire, un accent des régions équatoriales, il est assez frileux, et a probablement des marques de brûlures intenses sur le corps…ça ne te dit vraiment rien ? »
… Qu'est-ce que ça signifiait ? Non, c'était sûrement une coïncidence, ça ne pouvait pas être possible… des hommes lui ressemblant il y avait sans doute des tas. Et elle ne pouvait de toute façon pas avoir déjà découvert qui dirigeait Rivina. Un traître dans leurs rangs ? Ça ne pouvait pas arriver. Pas depuis ce jour. Et si ça avait été le cas cette femme n'aurait pas eu besoin de m'interroger.
« Ho…? À voir ta tête, ton pouls, et… elle ferma les yeux un instant. … à sentir ton aura, on dirait bien que ça te dit quelque chose finalement. Il semble également que tu connaisse ce groupe. Mais il agit malgré tout de son propre chef… Il y a donc deux hypothèses : soit il est en contact avec le groupe sans y participer directement, soit il en faisait autrefois partie mais l'a quitté pour quelque raison… »
Ça devenait dangereux… je n'avais aucune envie qu'elle en apprenne trop sur eux. Elle allait à présent sans doute rechercher des informations plus précises. Et quelque chose me disait qu'il ne serait pas si simple de continuer à me taire. Le Commandant commença à se diriger vers la porte derrière moi…
« Sois sage et attends-moi ici. Il ne m'en dira sûrement pas plus de lui-même, il va falloir recourir au sérum de vérité spécial Sarunin… mais c'est encore un produit expérimental, on a déjà eu des mauvaises surprises avec ; il est une source d'information trop précieuse, je ne voudrais pas qu'il nous claque entre les doigts…
−Attends !
−… Allons bon. dit-elle d'un ton faussement guilleret en s'arrêtant net. Ne me dis pas que tu vas parler tout seul, comme un grand ?
−Qu'est-ce vous comptez faire si vous trouvez ce groupe ?
−Pardon ? répondit-elle d'un ton offusqué. N'est-ce pas évident ? C'est notre rôle d'éliminer les menaces pour l'Union. Ce sont des terroristes et des Sarunins, lorsque nous les trouverons ça nous fera deux raisons de les exterminer.
−Presque tous les humains semblent penser ça… Vous n'avez jamais pensé à accepter Sarunins dans votre société ? »
Cette fois c'est par un éclat de rire qu'elle répondit. Revenant en face de moi, elle posa violemment sa main droite sur la table. Je commençai à me concentrer… Son regard d'acier ne dégageait plus que des envies de meurtre que son sourire faux dissimulait à peine. Et l'atmosphère chaleureuse dans laquelle avait baigné la pièce jusqu'à présent s'était soudainement estompée.
« Vous accepter ? Mon cher Cue-Limyos, tu vois ce grand parc, en bas sur ta droite ? C'est le cimetière militaire, qui s'est beaucoup rempli ces derniers temps. Grâce à toi cela va sans dire. La phrase que tu viens de dire, tu l'as dite devant la tombe de TOUS LES HOMMES ET LES FEMMES HUMAINS QUE TU AS TUÉS ! Tu aurais pu la dire également devant tous les orphelins que toi et tes camarades ont laissés dans leurs attaques ! Oserais-tu dire, devant ces orphelins : « J'ai détruit votre famille, mais acceptez-moi » ? »
Elle ne souriait plus. Il n'y avait désormais plus que sa rage qui parlait. Et ses paroles reflétaient le cœur du conflit qui déchirait nos deux espèces… je devais me concentrer, encore un peu…
« Tu sais, toutes les espèces du règne animal aspirent à une même chose : survivre. Pour ça elles doivent éliminer les espèces nuisibles à cette survie s'il le faut. Un Sarunin enfant possède en moyenne 10 fois la force d'un humain de même âge. À l'âge adulte, même les plus faibles la possèdent 20 à 30 fois. Que crois-tu qu'il se passerait si on vous laissait proliférer ? »
Encore un tout petit peu, encore un effort et je pourrais…
« Ton espèce est une menace pour la survie de l'humanité, par conséquent nous devons l'éliminer. Ce n'est ni plus ni moins que la loi de la nature à laquelle toute espèce est soumise… c'est aussi simple que ça. »
Oui, j'y étais presque…
« Et en dehors de ces considération d'instinct animal, si ça ne tenait qu'à moi rien ne ferait plus plaisir à mon côté humain que de jeter ton cadavre aux chiens après ta mort… et même si le sérum le tue avant qu'il n'ait donné toutes les réponses, au pire il reste la fille… »
Juste à temps ! Je parvins à laisser échapper de l'extrémité de mes doigts un fin rayon d'énergie ; fin mais suffisamment puissant pour sectionner ma propre queue d'un seul coup. Mon aura s'amplifia brusquement et Lyendith faillit trébucher sous l'effet de la surprise. Il ne me fallut que quelques secondes pour me libérer par la force de mes liens et armer une boule de feu qu'elle contra par une des siennes. Je n'espérais pas la toucher sérieusement avec l'explosion, mais au moins l'aveugler quelques instant. Pour l'heure j'avais autre chose à faire que de me frotter à un Commandant. Traversant les couloirs et détruisant les portes que je rencontrai sur ma route, c'est vers le sous-sol que je me dirigeai : je devais la sauver, c'était tout ce qui comptait à cet instant. J'eus vite fait d'assommer les gardes qui me bloquaient le passage. C'était là : la dernière cellule à gauche. Elle était immobile, recroquevillée, la tête dans les genoux. Je n'avais pas le temps de chercher la clé sur un des gardes… je réussis néanmoins à trouver le bouton pour qu'elle m'entende…
« Ciana ! Recule !
−Hein…? Vous…? Qu'est-ce que…
−Recule s'il-te-plaît, je vais faire sauter cette vitre ! »
Après qu'elle se fut exécutée il me fallut, à ma grande surprise, deux coups de poing pour éliminer l'obstacle. Je me précipitai à l'intérieur pour lui ôter ses entraves…
« Qu… Qu'est-ce que vous faites avec ma queue ?
−Pardon, dis-je en pointant deux doigts sur son appendice, ça risque être un peu douloureux…
−Comment ç… AAAH ! Ça ne va p… qu'est-ce que… mes forces reviennent…?
−Quand notre queue nous gêne, le meilleur moyen c'est couper. Tu ne savais pas ?
−Je n'y avais jamais vraiment pensé… mais monsieur le Sarunin, pourquoi vous…
−On a pas le temps, accroche-toi à moi, je vais te sortir de là. Et appelle-moi Vaki. »
Ciana se cramponna à mon cou, mais à peine sorti de la cellule je fus accueilli par une boule de feu venant de la droite et eus tout juste le temps de me tourner pour ne pas que la jeune fille soit touchée. Je parvins à me ressaisir vite et à poursuivre ma route mais fus sévèrement sonné par la charge. Un projectile aussi puissant ça ne pouvait être que…
« Cue-Limyoooos ! Tu t'en tireras pas si facilement ! »
Elle n'était pas Commandant pour rien, et gagnait rapidement du terrain sur nous… L'escalier suivant débouchait sur une salle remplie d'apprentis en plein entraînement. Tous furent bien trop surpris pour réagir, mais alors que leur professeur s'apprêtait à nous prendre en chasse, notre poursuivante le somma de rester en retrait. Les fenêtre de la salle volèrent en éclat en même temps qu'une ombre me passa devant. J'évitai son coup de justesse tout en prenant mes distances. Nous flottions à présent dans les airs, face à face, un sourire satisfait sur les lèvres du Commandant Lyendith. Tandis que son regard nous perçait, je n'avais pas besoin d'entendre les pensées de Ciana pour comprendre qu'elle était terrifiée. Ses tremblements en disaient suffisamment…
« Mais que vois-je…? Ne serait-ce pas la demoiselle pressées de la dernière fois ? Je n'aurais peut-être pas dû te laisser partir finalement. Ça n'est pas gentil de me fausser compagnie, je ne t'ai pas encore interrogée.
−Elle a rien à te dire. Et puis, je n'ai pas envie te la donner.
−Tu crois que je vais demander ta permission peut-être ? Elle est peut-être faible mais ça reste une Sarunin. L'avoir laissée filer une fois est déjà une faute professionnelle, je perdrais la face si ça devait se reproduire.
−… Ça dépasse votre entendement, pas vrai ? »
Son sourire s'effaça une fois de plus ; l'espace d'un instant elle sembla légèrement surprise.
« De quoi parles-tu ?
−Qu'un enfant naît d'un humain et d'un Sarunin… vous autres vous ne pouvez pas croire. Vous ne pouvez pas accepter. »
La réaction de mon adversaire fut celle escomptée : une mine mêlée d'incrédulité et de dégoût à la simple idée que cela puisse être vrai.
« Qu'espères-tu me dire au juste ? Que nos deux espèces peuvent se mêler, et même s'aimer sans se détruire ? À qui veux-tu faire croire ça ?
−Qu'est-ce que vous en savez ? cria Ciana, la voix tremblante en se libérant de mon étreinte. Pourquoi ça vous paraît si imp… »
Mais elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase que Lyendith était déjà devant elle, en train de rassembler une grande quantité d'énergie dans sa main droite, prête à viser Ciana…
« Je ne t'ai pas demandé ton avis, gamine. »
Le rayon transperça mon épaule gauche alors que j'écartai la jeune fille de la trajectoire, tout en agrippant le bras de mon adversaire et en la lançant à terre dans un grand fracas. J'attrapai Ciana par le bras et volai, le plus vite que je pouvais, en direction des montagnes. Elle devait rentrer dans son pays, en sécurité, loin de cette femme. Je ne pouvais de toute façon pas me mesurer à elle, presque choqué de savoir qu'une simple humaine puisse obtenir une telle puissance. Arrivé près de la frontière, je descendis. Ma blessure ne me permettait pas de continuer plus loin.
« Rentre chez toi, petite… et ne remet plus jamais les pieds dans Union…
−Vaki… votre épaule… fit-elle d'une voix terrifiée. Pour… pourquoi vous faites tout ça ? Après tout… ce que vous avez fait… tous ces humains…
−Tss… comment dites, déjà…ah oui… « Il n'y a qu'imbéciles qui changent pas d'avis »… Les gens comme toi… les gens comme toi sont preuve…
−Comment ça ?
−… preuve que la haine n'est pas seule possibilité entre nos deux espèces. Maintenant va-t-en. Elle va bientôt revenir.
−Mais vous, est-ce que…
−VA-T-EN ! Je ne peux pas venir avec toi. Que se passera-t-il si elle sait que je suis dans ton pays ? Je peux m'en sortir tout seul. Elle n'aura pas si facilement. »
C'était probablement une larme que je vis sur sa joue à ce moment-là. Elle s'en retourna et se précipita derrière la frontière, disparaissant de ma vue. J'essayai à mon tour de me relever mais ma blessure était plus grave encore que je ne le pensais… Sur les genoux, je finis face contre terre lorsque le pied de mon bourreau se posa violemment sur mon dos.
« Tss… elle s'est encore échappée, ma réputation va en prendre un coup. En revanche, toi… poursuivit-elle en piétinant ma blessure, m'arrachant malgré moi un râle de douleur. C'est la dernière fois que tu nous cause des ennuis. Une dernière volonté, ordure ? »
Mon ultime geste de résistance fut un sourire esquissé avant de prononcer mes derniers mots.
« Ne faites pas même erreur que moi.
−C'est tout ? »
En regardant devant moi je pus apercevoir une silhouette cachée derrière un rocher non loin de là, qui observait la scène. Le rayon traversa mon cœur… tout devint silencieux… la silhouette derrière le rocher hurla… je partais l'esprit un peu moins confus : ces enfants représentaient l'espoir de nos deux peuples…
…
à suivre…
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Voilà voilà ! Pour tout dire, j'aurais aimé développer Vaki un peu plus longuement et que son revirement soit plus progressif (parce qu'après relecture ça paraît quand même un peu précipité), mais il faut aussi quand même que j'avance un peu… je sais que Ciana semble ne servir à rien pour le moment mais je compte en faire quelque chose

Si vous êtes en manque de repères, voilà une petite carte pour situer les personnages les uns par rapport aux autres.

Pour l'instant c'est surtout en haut à droite de la carte qu'il faut regarder.
