Et voici le dernier chapitre de la saison 1, le 11e, qui marque aussi la fin de la publication quotidienne, en attendant que j'écrive le prochain, avec un rythme hebdomadaire au mieux. L'occasion de rattraper le retard et éventuellement de laisser un commentaire développé ? S'il vous plaît...
Doutes et courbatures
Le lendemain, Kanjiro ouvrit doucement les yeux, calmement, lentement, méthodiquement…paresseusement, pour être exact. Il lui fallut dix bonnes minutes pour vérifier l’autonomie motrice de ses paupières, puis vingt autres pour vérifier celle de ses différents membres, articulation par articulation, petit doigt par petit orteil, délicatement, méthodiquement, lentement…paresseusement pour être exact.
C’était évidemment de son plein gré qu’il était aussi paresseux, mais c’était aussi à cause du lit, et à cause d’une certaine horde de tigres qui lui était passée dessus le jour d’avant. Dans la chaleur ouatée et presque handicapante de son lit, il sentait à peine les courbatures et les contusions, un peu comme si elles n’étaient là que pour lui rappeler qu’il avait un corps.
Il ne savait pas exactement combien de temps cela lui prenait de reprendre contact avec ses muscles, un peu comme s’il sortait d’un coma profond et qu’il devait réapprendre à exister comme le reste des vivants. Dans la douce et tiède paralysie de sa couette, bouger était une activité suffisamment difficile pour qu’il ne se soucie de rien d’autre.
Ses yeux étaient ouverts, mais il lui fallut presque se faire violence pour voir quelque chose. Sa mémoire sortit lentement de la torpeur et lui appris au passage qu’il était à l’hôpital, avant de retourner se coucher dans un recoin de son esprit. Il était trop fatigué pour la forcer à lui en dire plus.
Dans l’immédiat il avait peur de bouger sa nuque : il avait cru entendre ses souvenirs grogner quelque chose dans leur sommeil à propos d’une nuque au bord de la rupture définitive. Il se contenta de regarder ce qu’il avait devant les yeux.
C’était flou. Au bout de cinq minutes il se rendit compte qu’il regardait la fenêtre de sa chambre d’hôpital, couverte de givre. Le froid avait voilé le verre d’une pellicule blanche, et avait pudiquement gâché sa transparence.
Quelque chose bougea dans l’esprit de Kanjiro. Sur le coup il se dit que ce devait être sa curiosité. Et dans son état de fatigue confortable, un mouvement signifiait beaucoup de choses. Comme lorsqu’un être fort se dresse au milieu d’une foule apathique. Il lui suffit de trouver les mots justes pour en devenir le maître.
Et cette chose qui avait bougé motiva Kanjiro, qui prit conscience, au milieu de l’étreinte de ce geôlier de coton, qu’il ne pouvait rester ainsi. Lentement, comme dans un rêve, ses mains repoussèrent la couette en un geste qui parut durer des siècles. Il sentit la chaleur quitter lentement ses bras, mais il ne laissa pas le regret arriver et plia ses jambes pour s’asseoir sur le bord du lit.
Il avait fait tout ceci les yeux fermés, comme si un tel effort accaparait toutes ses forces et comme si ses paupières se voyaient privées de l’énergie nécessaire pour garder ses yeux ouverts. Mais il n’avait pas besoin de ses yeux.
Il s’arrêta un moment, pour considérer ce qu’il avait fait, pour prendre la mesure de ce qu’il allait faire. Un peu comme s’il était au bord d’un précipice et qu’il hésitait entre le saut et la peur.
Puis il rouvrit les yeux, et devant le spectacle de la fenêtre, qui semblait plus que jamais être une estampe étrange, exécutée de main de maître par l’hiver, il n’hésita plus. Et il sauta, impatient de se rapprocher.
Et lorsque ses pieds touchèrent le sol, il crut mourir, et il crut hurler toute la douleur que son corps ne pouvait contenir. Il crut que le sol était tapissé de makibishi chauffés à blancs sur lesquels ses pauvres pieds s’étaient empalés. Il sentait chacune de leurs petites pointes cruelles écharper la peau tendre de ses plantes. Et surtout, il sentait sa bouche se tordre en un hurlement silencieux et déchirant, comme si la douleur qui crucifiait ses pieds était si grande qu’elle montait jusqu’à sa bouche qui se déformait sous la torture.
Mais la douleur se résorba rapidement, et il sentit que ses yeux avaient fini d’hésiter entre la sécheresse et le torrent de larmes, de sorte que deux petites gouttes salées avaient perlé au bord de ses yeux. Au début il crut qu’il n’avait plus de pied à se faire charcuter, puis il osa regarder vers le bas.
Il n’y avait rien sur le sol. Ni makibishi chauffé à blanc, ni clous, ni éclats de verre, ni plaques de grill, rien d’autre que du linoléum. Kanjiro resta un instant interloqué, ahuri, abruti même. Du lino. Du lino tout con.
Ce n’est qu’à ce moment qu’il remarqua à quel point il était froid, à quel point sa couette était chaude, à quel point il était fatigué et donc à quel point le temps paraissait ralenti. Et surtout, il se rappela une phrase qui venait d’il y a plus de quatre ans :
« Les enfants ont toujours tendance à exagérer. »
A l’époque son père trouvait sans doute amusant que le gamin haut comme trois pommes dise qu’un jour il serait un grand shinobi…les yeux de Kanjiro restèrent un moment suspendus dans le vide, et leur hésitation revint, atténuée.
Puis ils virent de nouveau la fenêtre. Kanjiro ne savait pas pourquoi, peut-être était-ce l’habitude qu’il avait pris de méditer, mais il prêtait une attention énorme à des détails insignifiants. Enfin à des choses ordinaires, que d’autre considéraient comme insignifiantes. Mais elles n’était pas ordinaires. Elles avaient toutes un sens. Elles étaient toutes importantes, si on les voyait comme telles. Si on leur prêtait assez d’attention.
Et il voyait bien la fenêtre comme une ouverture brouillée, une vision faussée. Peut-être était-ce la fatigue, mais la dimension symbolique qu’avait cet instant lui paraissait être d’une simplicité enfantine.
Il marcha doucement, ménageant ses muscles toujours endoloris, et approcha sa main du verre. Le givre se trouvait de l’autre côté de cette barrière translucide, qui de la transparence était passée au flou, comme s’il ne pouvait plus explorer le village de son regard, comme si le froid était une frontière.
Le bout de ses doigts frissonna au contact du verre. Presque par réflexe, pour réchauffer sa main, il y fit affluer la vie. Il savait comment faire : il suffisait de se concentrer sur la petite ouverture dans sa paume. Il s’était suffisamment entraîné pour ça.
Il posa sa main à plat contre le verre, malgré le givre qui l’engourdissait. Une auréole de clarté se déploya comme une fleur, chassant peu à peu le froid et le flou.
Kanjiro ouvrit ses yeux blancs sur le spectacle du village enneigé, les couleurs bariolées et l’architecture hétéroclite de Konoha recouvertes d’une chape de pureté, çà et là quelques cheminées fumant paresseusement, et peut-être l’éclair soudain du passage d’un shinobi. Et, accroché dans un ciel de plomb, l’orbe blanc du soleil d’hiver, scintillant comme une étoile de givre au-dessus du pâle reflet qu’était la neige…
Le jeune Hyûga laissa échapper un petit rire d’enfant émerveillé à la vue de cet astre qui brillait si haut dans le ciel…un peu trop haut d’ailleurs…Sa mémoire choisit précisément cet instant pour se réveiller complètement et lui rappeler quelque chose qui avait à voir avec un horaire…
-
Oh, merde…fit Kanjiro.
-
Oui, il n’est pas sept heures. Il serait même dix, voire onze, fit une voix reconnaissable entre toutes.
Honshû était tranquillement assis sur une chaise, près de la porte, là où Kanjiro ne pouvait pas regarder faute de mobilité de la part de son cou. Le jeune Hyûga avait été si absorbé par sa fatigue et tout le reste qu’il en avait oublié d’être vigilant.
-
Merde, mais comme j’ai perdu, je dois…
Tout en parlant, il avait tenté de se précipiter vers la porte, avec pour vague projet la récupération de ses vêtements suivie par un rapide trajet vers…
Mais il n’eut pas le temps de songer à sa destination : une vive douleur venant de pas mal d’articulations, membres, os, tendons, muscles et autres lui rappela le sens du mot « convalescent ».
Honshû se leva et vint rapidement soutenir son camarade.
-
Ce que tu dois faire c’est te reposer tranquillement. T’es exempté de réveil matinal pour aujourd’hui.
Le jeune Nara aida Kanjiro à se recoucher, puis retourna s’asseoir. Lorsque le grand blessé eut fini l’inventaire de ses organes vitaux, il tourna les yeux vers Honshû, et remarqua rapidement la baguette de dango dans sa main. Et son estomac lui rappela encore plus rapidement le sens des priorités.
-
Tu pourrais m’en passer ?
Honshû se contenta de sourire.
Kanjiro sentit bien qu’il y avait quelque chose bizarre : pour autant qu’il s’en souvienne, la faim provoquait des gargouillis au niveau du ventre, pas des chatouillis. Et même si c’était le cas, ces symptômes n’auraient jamais la fantaisie de se déplacer de l’estomac à la poitrine…
Il déglutit avant de baisser les yeux. Une forme serpentine s’était lové sur son torse et balançait sa tête triangulaire de droite à gauche, une baguette de dango dans sa gueule. Comme s’il avait retrouvé toute sa vigilance, Kanjiro se redressa pour regarder à sa gauche, au pied du lit.
Une petite tête aux cheveux de jais surgit dans son champ de vision, accompagnée par une voix guillerette.
-
Konnichiwa, Kanji-kun !
Kanjiro se laissa tomber contre son oreiller pour apprécier correctement son subit mal de tête, provoqué par l’aigu assez prononcé de la voix, mais aussi par un relatif déchaînement dans ses neurones : il venait se rappeler pourquoi ils n’étaient que 29 lors de la réunion pour la formation des équipes.
Setsuko et lui étaient les meilleurs de leur classe, mais d’autres élèves avaient atteint ce même niveau bien avant eux, des élèves membres de cette étrange peuplade qu’on appelle communément des génies. Ce genre d’être atypique dont même la moelle osseuse semble être taillée pour un domaine particulier. Et ce genre de privilégiés parvenus qui ont souvent l’honneur de se voir attribuer un sensei de première classe rien que pour eux.
L’espèce de petite chose qui se penchait quelques centimètres au dessus de la rambarde de son lit en faisait partie. Pourtant elle ne payait pas de mine : moitié moins grande que Honshû, ses cheveux noirs et tombants coiffés en une queue de cheval qui rappelait un peu celle des Nara, de grands yeux bruns et curieux au milieu d’un visage qui portait encore bien des marques de l’enfance.
Mitarashi Anko n’avait que 10 ans, mais elle était genin depuis le 24 octobre, comme lui, comme Honshû, comme Setsuko, comme tous ceux qui avaient passé l’examen. Et elle avait eu la chance d’être confiée à un des Sannin. Pas forcément le meilleur, mais bon…
-
Dis, t’as vu, t’as vu, Orochimaru-sama il m’a appris à invoquer des serpents !
Malgré tout son talent, Anko restait ce qu’elle était, une enfant de 10 ans, aussi espiègle que possible, et sans doute plus.
Kanjiro sourit, prit la baguette, remercia le serpent d’un signe de tête et ébouriffa un peu les cheveux d’Anko, comme il le faisait lorsqu’ils étaient encore à l’Académie. Il avait répété si souvent ce geste qu’il était devenu plus qu’une habitude : c’était un réflexe, un rituel même, juste pour rappeler à cette petite chose de 10 ans que les bancs de l’Académie n’étaient jamais très loin, qu’il s’en souvenait et qu’elle ferait bien d’en faire autant.
Honshû et Kanjiro n’avaient rien contre les gens doués, en faisant eux-mêmes partie. Et Anko n’aurait jamais eu l’idée de se vanter de ses talents. Comparée à Setsuko, si mûre et hautaine, cette enfant enthousiaste faisait figure de contraire ; pas étonnant que les deux larrons du dernier rang l’aient toujours appréciée. Pour Kanjiro, elle était une sorte de petite sœur, mais maintenant qu’ils devaient chacun suivre leur propre voie, les bancs de l’Académie s’éloignaient un peu plus chaque jour.
Anko n’avait pas cette assez mauvaise habitude de tout considérer avec circonspection, et pour l’heure elle était plus comme à son habitude : excitée comme une puce, et l’air passablement contente de son nouveau jouet.
-
Ben dis donc elle t’a pas raté Setsuko…ça fait mal si j’appuie là ? appliqua-t-elle une légère pression de sa petite main sur une des côtes de Kanjiro, qui serra les dents en silence, avant de s’efforcer de se reconcentrer sur ses dango, qui ne firent pas long feu.
Anko regarda le patient avec la curiosité et le sérieux ridicule d’un enfant se donnant des airs d’important médecin, et Honshû eut bien de la peine à se retenir de rire.
Quelqu’un d’autre ne se retint pas, et un léger rire retentit dans la pièce, un rire rauque et plutôt sinistre, à peu près autant que son propriétaire. Orochimaru avait beau être un des meilleurs shinobis que Konoha ait jamais engendré, Kanjiro n’avait jamais pu s’empêcher de se méfier de lui, de sa peau pâle et de ses yeux ophidiens, et plus encore de la simple atmosphère légèrement malsaine qu’il diffusait.
Le meilleur élève de Sandaime et le meilleur prétendant à sa succession leur avait fait l’honneur de sa présence, et se tenait dans l’encadrement de la porte, vêtu de l’uniforme des shinobis de Konoha et arborant son bandeau. Le scénario n’était pas bien difficile à deviner : mission, caprice de la disciple qui voulait absolument aller visiter Kanji-kun à l’hôpital, et réaction de professeur attentionné.
Honshû se leva et s’inclina profondément.
-
Orochimaru-sama.
Le Sannin lui répondit d’un signe de tête puis étendit le bras.
-
Anko, nous devons y aller.
La petite fille se baissa et déposa une boîte remplie de dango sur le bord du lit.
-
Je te les laisse.
Après s’être demandé comment il allait faire pour manger tout ça, Kanjiro sourit et ébouriffa de nouveau son vis-à-vis miniature.
-
Merci, Anko-chan. Vas-y maintenant, te mets pas en retard.
-
A plus, et t’en fais pas, Kanji-kun : tu l’auras la prochaine fois ! dit-elle avant de courir vers son sensei, qui plaça son bras sur la petite épaule, avant de repartir tranquillement, laissant Honshû et Kanjiro seuls dans la chambre d’hôpital.
Le jeune Hyûga commença par ne pas couper aux bonnes vieilles habitudes, et bailla à s’en décrocher la mâchoire. Honshû sourit plus largement.
-Sympa mais fatigante, pas vrai ?
-A qui le dis-tu…
-Bon, et qu’est-ce que tu comptes faire de ta journée ?
-En quoi ça te regarde ?
Le jeune Nara se leva et approcha du lit, dominant son camarade alité de toute sa hauteur, ce qui faisait un paquet de centimètres.
-Dis donc le grand blessé, si tu crois que je vais te laisser balader tes articulations en toute impunité…
-Heu…
-Tsunade-sama m’a chargé de ta sécurité pendant ta convalescence : tu as le droit de sortir de l’hôpital, mais tant que tu n’auras pas récupéré, je ne te lâche pas d’une semelle.
-Bon, ça va, ça va…
Kanjiro n’avait jamais connu de vraies limitations : lorsque ses parents vivaient encore, il était trop jeune et sans doute trop timide pour avoir l’idée de s’éloigner d’eux. Keitaro-sensei n’était pas regardant quant à ses activités, tant qu’il était sûr qu’elles ne seraient pas dangereuses. Et il sentait que Honshû était très attaché à cette surveillance…contre lui et Tsunade-sama, il ne pouvait pas faire grand-chose.
-Alors, qu’est-ce que tu comptes faire ?
-Je sais pas trop…
-De toute façon il faut que tu sois revenu à l’hôpital d’ici 18h, pour qu’ils voient si tu es complètement requinqué.
-Requinqué en un jour ?
-En fait ça devrait prendre bien moins de temps.
Un semblant d’ampoule électrique apparut au dessus de la tête de Kanjiro.
-Attends, me dis pas que…
-Si. Tsunade-sama a insisté pour s’occuper de toi elle-même.
-Vache.
-Ouais.
Quelques minutes plus tard, Kanjiro avait enfilé ses habits, qu’une âme charitable avait gracieusement nettoyés pendant la nuit. Son corps était toujours courbaturé, et il devinait bien qu’il avait intérêt à s’interdire tout effort physique, sous peine de privation de mission pour encore un bon bout de temps : les ninjutsus médicaux ne valent pas un rétablissement naturel et sain, comme disait Saito.
Mais il restait suffisamment requinqué par les talents de Tsunade-sama pour pouvoir circuler sans trop de difficultés. Et ce fut d’un pas tranquille qu’il se dirigea vers la sortie de l’hôpital, accompagné de Honshû.
En arrivant près de la porte, il se dit qu’il allait devoir se livrer à un check-up oral de rigueur. En effet, assise à une table se tenait une très belle femme blonde, à la poitrine à peu près aussi forte que son poing et sans doute moins que le saké qu’elle était occupée à verser dans une coupe puis à vider avec un art consommé. Et debout à côté d’elle, un jeune portant l’uniforme traditionnel des chuunins de Konoha, le bandeau, et le catogan caractéristique des Hyûga.
Kanjiro savait qu’il ne pourrait pas y couper, il s’approcha donc nonchalamment, comme s’il allait se contenter de sortir. Mais la parade ne vint pas de Tsunade, comme il s’y attendait.
-Salut, Saito-san.
Honshû venait de couper toute retraite à Kanjiro, et il en rajouta en s’inclinant devant la Sannin.
-Tsunade-sama.
La descendante du Shodai vida sa coupe, la posa sur la table et porta un œil terriblement vivace malgré l’alcool sur le jeune Hyûga.
-Alors, Kanjiro ? En forme ?
-Je me porte très bien, grâce à vous Tsunade-sama.
-Oh non, ne me remercie pas. Remercie Saito.
-Pardon ?
-C’est lui qui s’est occupé de toi.
L’espace d’un instant Kanjiro crut qu’il allait manifester sa surprise : Saito était certes un chuunin, mais ses études de médecine n’était pas si avancées qu’il puisse offrir une performance parfaite. Mais l’héritier de la Sôke n’était pas du genre à laisser l’indignation prendre le pas, surtout si elle venait d’un élan d’égoïsme.
Il se contenta de lever les sourcils et de répliquer.
-Bien joué Saito-san.
-Oui…répondit le chuunin d’une voix mal assurée. Au début je n’étais pas très confiant…
-En fait je voulais tester ses nerfs, savoir s’il pouvait garder son sang-froid en opérant une connaissance, fit Tsunade. J’ai pu comparer ton opération et celle de Setsuko et finalement je pense qu’on fera quelque chose de lui.
-Vous étiez censée opérer Setsuko aussi ? demanda Kanjiro en s’efforçant de camoufler son intérêt.
-Vos deux clans ont insisté. Mais j’ai pensé que Saito pouvait s’en sortir.
Il était assez étrange de voir comment l’hésitation compulsive de Saito laissait place à une concentration presque effrayante en plein cœur de l’entreprise. Kanjiro pouvait en témoigner, et l’idée qu’il avait été l’objet de l’entreprise en question ne le rassurait pas vraiment…
Après les salutation d’usage, ils laissèrent Tsunade et Saito vaquer à leurs occupations, c'est-à-dire d’un côté boire et donner quelques conseils, et de l’autre patienter et retenir lesdits conseils. Kanjiro savait que l’alcool pouvait brider le talent, pas il n’y pensait pas dans ce sens.
Environ 1heure plus tard, Kanjiro se sentait déjà bien mieux, pour deux raisons. Premièrement, le fait qu’il était passé chez lui prendre des vêtements chauds et rassurer Keitaro quand à son état de santé, et deuxièmement parce que Honshû l’avait invité à se réchauffer avec ce qui semblait maintenant un moyen à la pointe de la gastronomie, à savoir un bol de râmen made in Ichiraku.
Bref, la journée se poursuivait tranquillement, et Kanjiro n’en demandait pas plus, malgré la présence systématique et donc parfois légèrement exaspérante de Honshû. Il en était réduit à déambuler sans but dans les rues, pour essayer, en vain, de lasser son chaperon.
Kanjiro sentait bien que ce n’était pas seulement le devoir qui avait poussé Honshû à l’accompagner. Plus encore, il sentait constamment le regard du jeune Nara sur lui, comme s’il voulait à tout prix connaître ses moindres faits et gestes, même les plus insignifiants. Ca plus ce que Honshû lui cachait au sujet du fils de Mutsumi…Kanjiro en était presque inquiet.
Si inquiet en fait qu’il ne regardait plus tellement où il allait, absorbé par ses pensées et par l’observation de Honshû ; et, fatalement, il finit par rentrer dans quelqu’un. Et, pour autant qu’il ait pu en juger avant de tomber, quelqu’un d’assez large.
En temps normal, il se serait arrêté un temps, ou il aurait continué sans faire attention. Mais là, son état de santé toujours précaire combiné avec la carrure de l’obstacle ainsi que sa vitesse de déplacement aboutirent à une équation assez peu favorable pour son équilibre. Le résultat en fut sa chute pure et simple, et assez douloureuse de surcroît.
La douleur réveillée de ses multiples courbatures et autres entorses ne put empêcher ses gênes de remplir leur fonction : l’inciter à observer. Comme tout Hyûga qui se respecte, Kanjiro avait un sens de l’observation qui tenait de l’irrationnel et qui lui donnait un recul surprenant sur les choses ; et avant de se mettre à songer à sa réaction, il avait déjà commencer à détailler son obstacle.
Et il était grand. Revêtu de vêtements très proches l’uniforme traditionnel de Konoha, ce shinobi y ajoutait deux éléments personnels : un foulard bleu marine frappé du kanji du Feu, au niveau de sa ceinture, et une cigarette aux lèvres. Kanjiro reconnut immédiatement Sarutobi Asuma, un des genins de l’année précédente, qu’il avait souvent pu croiser.
Kanjiro savait pertinemment qu’il devait avoir l’air assez comique, assis dans la neige avec l’air mi-pénétré mi-blasé, comme s’il ne s’était absolument rien passé. Et Asuma semblait légèrement amusé.
-Tu devrais essayer de regarder aussi où tu vas.
Il n’y avait dans sa voix rien d’autre que l’humour et de la sympathie, mais l’ange gardien de Kanjiro ne l’entendait visiblement pas de cette oreille. Alors que Honshû se plaçait à côté de son camarade, ce dernier put voir clairement que si les deux se ressemblaient, ils n’étaient pas à égalité. En effet, Honshû l’emportait encore d’une bonne tête, et c’était toujours un sujet de compétition silencieuse entre ces deux-là, qui restèrent d’ailleurs une bonne minute dans cette position, jusqu’à ce que Kanjiro se soit relevé et déneigé en prenant tout son temps.
Ce fut évidemment ce moment que choisirent le jeune Hyûga et son alter ego pour agir en parfaite synchronisation, comme d’habitude quand Honshû et Asuma se retrouvaient dans la même pièce. Un main se posa sur une épaule, une deuxième sur l’autre. Il n’y avait pas besoin de parler, c’était un rituel qui avait été répété pendant des années.
Une silhouette qui paraissait bien petite en comparaison de son camarade sortit de son ombre. Des cheveux qui étaient en bataille sans être vraiment décoiffés et un regard rouge et étrange, tantôt fuyant tantôt perçant, Yûhi Kurenai était assez difficile à cerner, et Kanjiro ne doutait pas que c’était là son intention.
Les conciliateurs s’adressèrent un léger signe de tête, les brutes se cognèrent amicalement les épaules, et les duos reprirent leur route. Il ne s’était rien passé, rien d’autre que les salutations d’usage.
Après quelques concertations, Kanjiro et Honshû décidèrent d’aller se livrer à une activité qui non seulement les détendrait, mais les réchaufferait aussi, et serait sans doute utile pour soulager un peu la douleur de Kanjiro : le bain.
La nature avait doté Konoha d’une seule et unique source d’eau chaude, située sur le plateau dont le flanc formait la falaise des Hokages et la cuvette le berceau du village. Les deux genins prirent leur temps pour y monter, discutant de choses et d’autres, s’efforçant de faire comme si de rien n’était.
Une fois arrivé au sommet de la falaise, ils s’arrêtèrent pour souffler et prendre le temps de surplomber le village de leurs regards. Et de longues minutes après que leur souffle fut revenu, ils étaient toujours en admiration devant les merveilles que le monde pouvait produire.
L’architecture si particulière de Konoha, faite de toits délabrés, d’immeubles rapiécés, de constructions hétéroclites et de couleurs bariolées, un vrai patchwork urbain, était à présent recouverte d’un voile inégal de neige, comme si le blanc s’était patiemment accumulé dans les creux mais ne pouvait en atteindre certains. Kanjiro avait presque l’impression que les flocons se battaient pour les meilleures place, offrant à ses yeux aussi blancs que l’hiver ce magnifique puzzle incomplet, où il s’amusait à retrouver les endroits qu’il connaissait aussi bien d’en faut que d’en bas, magnifiquement défigurés par la neige. Le labyrinthe de Konoha s’était enrichi de l’hiver, il avait changé de visage et s’était malicieusement déguisé pour mieux égarer les regards.
Honshû se détourna le premier, il s’était toujours montré plus pragmatique, plus mûr pourrait-on dire…et Kanjiro finit par l’imiter, ne serait-ce parce qu’il savait qu’il faudrait le faire à un moment.
Et en se retournant il vit quelque chose au loin, quelque chose qu’il n’avait jamais vu, mais après tout il ne montait pas souvent sur la falaise. Un étrange bâtiment s’élevait entre les arbres, comme s’il n’était pas à sa place dans le Pays du Feu et son océan sylvain. Pour autant que Kanjiro pouvait en juger, c’était un fortin tout droit sorti de la période féodale, d’avant la guerre et la fondation des villages cachés, assez similaire aux châteaux qu’on pouvait encore trouver dans certaines villes du pays.
Mais ces châteaux n’étaient que des reliques du passé que les touristes admiraient avec un sourire béat et ignare. Ceci était un large bâtiment perché sur une colline, et qui, pour autant que les yeux de Kanjiro pouvaient le voir, était toujours bien vivant, comme le prouvait les petites silhouettes qui s’y agitaient et les panaches de fumée qui s’en élevaient.
Comme souvent lorsqu’il se trouvait en manque de connaissances, Kanjiro fit appel au meilleur moyen qu’il connaissait pour s’instruire.
-Eh Honshû ?
-Hm ?
-C’est quoi ce truc là-bas ?
Honshû plissa les yeux et lui répondit rapidement.
-Oh ça ? C’est le fortin des Gîru.
Les rouages cérébraux de Kanjiro n’avaient pas besoin de s’activer longtemps pour se souvenir que Keitaro-sensei avait mentionné ce lieu, mais le jeune Hyûga attendit avant de répondre, pour faire illusion, comme toujours.
Et Honshû tomba dans le panneau, croyant comme d’habitude que Kanjiro, en plus d’être réellement paresseux, était réellement lent à la détente.
-Tu sais, le clan de Takeo-sensei, c’est là qu’ils se sont établis.
Là Kanjiro ne prit pas la peine de retenir son esprit.
-Une seconde…ils sont arrivés il y a combien de temps ?
-Bof…deux-trois ans je suppose.
-Et ils ont construit ça en deux-trois ans ?
Sans avoir de diplôme en architecture, Kanjiro savait pertinemment qu’un édifice pareil ne se construisait pas en si peu de temps, à moins de tuer les ouvriers à la tâche.
-Ben ouais.
-Et tu l’expliques comment ça ?
-Ben je l’explique pas.
Kanjiro ne se contint plus aussi parfaitement, son inquiétude avait pris le dessus.
-Y a pas mal de choses que tu ne m’expliques pas…
-Et ça veut dire quoi ça ?
-Ca veut dire que j’ai l’impression que tu me caches quelque chose.
-Ah ouais, ben ton impression est fausse.
En temps normal Kanjiro n’aurait pas laissé le ton monter si haut, et surtout il ne se serait pas permis une telle incartade à son Ethique du Taciturne Discret. Mais c’était quelque chose qui le dérangeait vraiment…sa curiosité ne pouvait plus compter sur le soutien de Honshû, et elle s’en sentait offensée.
C’était la réaction d’un enfant égoïste et capricieux, pas d’un ninja avisé, mais Kanjiro ne parvenait pas toujours à outrepasser son âge pour honorer ses ambitions.
-Tu serais surpris de connaître mes impressions, Honshû…
-A ta place j’éviterais de me croire omniscient, Kanji…
-Ah ouais ?
-Ouais.
La discussion avait maintenant atteint un point plus que critique : ces deux dernières phrases, Kanjiro les connaissait très bien, pour les avoir déjà échangées avec Yukito. Et comme toujours lorsqu’il s’agissait d’eux deux, les paroles exprimaient bien plus que ce que le monde entendait ; entre Yukito et lui, c’était une lutte de tous les instants et de tous les indices, un combat sur tous les plans où le moindre geste pouvait être lourd de sens.
Et le sang-froid de Kanjiro choisit ce moment pour lui revenir, et pour lui indiquer que son interlocuteur n’avait pas cette voix froide et mordante mais une voix profonde et intimidante, que ce n’était pas Yukito, que ce n’était personne de comparable. L’amertume retomba dans son ventre, mais Kanjiro ne s’excusa pas, il ne dit plus rien. Il avait su s’arrêter à temps, mais son intuition lui disait, avec son acuité habituelle, qu’il ne pouvait pas vraiment revenir en arrière : pour quelqu’un d’autre, cette discussion aurait pu paraître inconséquente, mais pour eux elle voulait tout dire. Un cap venait d’être franchi, un point de non-retour.
Le visage du jeune Nara reflétait la déception et l’amertume : lui aussi savait parfaitement que c’était la toute première fois que ce genre de paroles fusaient entre eux. Il avait déjà réprimandé Kanjiro hier, et maintenant la tension montait. Et la faire redescendre était pour l’instant impossible.
-Ton impression je l’emmerde. Fais comme tu veux, c’est pas mon problème.
Il se retourna vivement et marcha à grands pas, descendant le long de la falaise pour rejoindre le village. Il n’y avait pas de vent, et ses vêtements étaient suffisamment chauds pour l’en protéger. Mais pourtant, Kanjiro avait froid. Il savait que l’eau chaude n’y arrangerait rien, mais il se dirigea tout de même vers les bains, par désœuvrement, ne sachant que faire d’autre.
Il y arriva en traînant les pieds, et ne sentit la chaleur vaporeuse qui émanait des murs que quinze bonnes minutes après avoir franchi le seuil. Il n’avait pas vraiment conscience de ce qu’il faisait ni de son environnement. Il sentait qu’il entrait, qu’il ôtait lentement ses gants, son épaisse cape d’hiver, ses chaussures, sa veste de toile, son pantalon, le flacon d’encre à son cou et le fude dans ses cheveux…puis qu’il prenait une serviette, s’en ceignait les reins puis se dénudait sans pour autant retirer le voile d’un blanc cotonneux.
Puis il enleva son bandeau et laissa ses longs cheveux de jais retomber sur ses épaules.
Il sentait tout cela, mais il ne le savait pas. Tout ce qu’il savait c’était qu’il venait de se disputer avec son meilleur ami pour la toute première fois. Qu’il venait de franchir un des nombreux caps qui l’attendaient. Il s’était toujours attendu à des épreuves sur cette longue voie vers l’âge adulte, cette sombre et austère voie du shinobi qu’il avait choisie, et aussi cette voie contraignante du clan. Mais un gouffre s’étend entre connaître l’obstacle et le franchir.
Comme un fantôme, le visage pâle et vague, il entra dans la vaste salle des bains. Il n’y avait personne à part lui, ou du moins il ne voyait personne. Il n’y avait d’ailleurs plus grand-chose d’autre, peut-être pas même lui, en dehors de l’évidence dérangeante de ce qu’il venait de faire.
Ce n’était qu’une dispute, une chose insignifiante. L’amitié est faite de telles choses, de disputes et de réconciliations, d’allers et retours. Et bien souvent ce qui ne la tue pas la rend plus fort. Mais Kanjiro n’en savait rien. Malgré tout ce qu’il avait vécu, malgré le deuil de ses parents et sa résolution, malgré les responsabilités qu’il avait placée sur ses propres épaules, il restait un enfant inexpérimenté, pas un adulte mature.
Malgré toute ses ambitions, il ne pouvait oublier qu’il avait besoin de pleurer. Il ne pouvait oublier que ses yeux versaient des larmes, non pas des pierres : malgré toute sa détermination, son cœur était tout sauf aguerri.
Lorsque son pied rejoignit son reflet effacé dans l’eau brûlante, Kanjiro sentit sa tête sortir du bain d’huile de son désarroi. Un bain, c’était toujours quelque chose d’extrême : c’était comme s’habituer à brûler vif. Il n’y avait pas vraiment mieux quand il s’agissait de se détendre ou d’oublier la douleur. Au début, Kanjiro sentit ses courbatures protester, puis il s’habitua à la chaleur de l’eau et se laissa aller contre le bord, les yeux fermés.
Cette détresse qu’il ressentait pour la première fois renvoyait à d’autres questions qu’il ne s’était pas encore posée. Il était suffisamment lucide pour comprendre qu’il n’aurait jamais pu parler de cette façon à Honshû il y a un mois. Il sentait qu’il était en train de changer, et par moments il se faisait peur.
Setsuko.
Yukito.
La guerre aussi, surtout elle. Il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser. Il ne connaissait pas la guerre, il ne connaissait pas le champ de bataille, et il n’y avait jamais vraiment pensé. Le village même n’avait jamais connu la bataille.
Mais les rêves de Kanjiro étaient liés à la guerre : s’il voulait parvenir à la tête du clan, il lui fallait prouver sa valeur, et où le faire sinon à la guerre ? Les héros ne naissent pas ailleurs. Mais le jeune Hyûga sentait bien que la guerre ne donnait pas naissance qu’à des héros, et qu’elle allait l’éprouver durement.
Il avait peur de ce qui allait se passer, d’autant plus que sa voie semblait le condamner à s’éloigner. A s’éloigner de Keitaro-sensei. A s’éloigner de Honshû. A s’éloigner de la vie paisible qu’il avait l’habitude de mener. Il avait peur de la suite, et il savait qu’il n’en avait pas le droit. La peur ne le mènerait pas à la tête du clan.
Kanjiro plongea sa tête sous l’eau et la ressortit rapidement. Il était presque certain que sa peau était restée pâle. Il sortit du bain et s’assit en tailleur sur les pierres, les mains sur les cuisses, laissant retomber sa tête. De ses cheveux, l’eau tomba en cascade de gouttes sur ses pieds. Mais il ne les voyait pas.
Malgré tout le sens que pouvait avoir cette dispute, malgré tout le mal qu’elle représentait, Kanjiro ne pouvait nier qu’elle eût une origine. Honshû lui cachait quelque chose. C’était à présent certain. Et ça avait à voir avec le fils de Mutsumi. Mais son intuition lui disait qu’il ne s’agissait pas que de ça.
Cela ne le concernait pas. Après tout, si Honshû ne voulait pas lui dire, c’était ses affaires, il avait le droit de les garder pour lui. Peut-être était-ce cette habitude qu’avait le jeune Nara de sans cesse éclairer sa lanterne, mais Kanjiro se sentait perdu, en détresse, maintenant que cette habitude semblait avoir disparu. Malgré la voix de la raison qui lui martelait que c’était les affaires de Honshû et pas les siennes, Kanjiro se sentait toujours mal, un peu comme si on l’avait privé de son manteau par une nuit d’hiver. Dépouillé.
Peut-être devait-il voir cela comme une épreuve, un test, presque une occasion de se tester lui-même et son indépendance, ainsi que sa capacité à refouler ses sentiments. Une expérience qu’il devait exploiter comme une leçon pour l’avenir. Mais cette idée ne lui plaisait pas, elle constituait en quelque sorte un autre cap.
Peut-être devait-il essayer d’en savoir plus sans l’aide de Honshû, découvrir le fin mot de cette histoire lui-même. Mais le faire aurait été se brouiller d’avantage avec le jeune Nara.
Peut-être devait-il aller s’excuser auprès de Honshû et le supplier de lui expliquer ce mystère. Mais il ne se sentait pas de le faire, il avait l’impression qu’un tel acte le ridiculiserait.
Il leva la tête sans cesser de ruminer ses pensées. Il avait l’impression que son esprit était embrouillé, qu’il avait perdu ses repères et son objectif. Un peu comme si, en chemin, il avait perdu quelque chose. Quelque chose d’important. Et en le perdant, il s’était un instant détourné de son chemin. Et il l’avait perdu de vue.
Son âme s’était égarée dans la brume de ses doutes. Ses yeux se perdaient dans la vapeur d’eau chaude.
Il ne savait plus quoi faire et commençait vraiment à se sentir mal. Il commençait vraiment à avoir peur de ce qui allait se passer ensuite. Maintenant se précisait la douleur d’être déchiré entre son devoir et ses sentiments. Ce n’en était que le début, et ce qui s’était passé était insignifiant. Mais il le sentait. Ses yeux n’étaient pas les seuls à être précis. Il savait ce qui allait se passer. Et ça lui faisait peur.
Sa concentration fut brisée par un bruit qui pouvait paraître assez incongru dans une telle situation, mais pour quiconque était originaire de Konoha et était déjà allé aux bains, c’était un bruit presque inévitable, et Kanjiro se dit qu’il devait être bien bouleversé pour ne pas s’y être attendu.
Il s’agissait bien évidemment de ce rire entre le grotesque et le dégoûtant, ce rire empreint d’une joie un peu malsaine et d’une satisfaction sincère. Un rire dont le timbre annonçait déjà la vieillesse et sa sagesse, ce qui était d’autant plus dérangeant quand on savait à quelle activité il s’associait.
Kanjiro tourna la tête, mais il savait déjà ce qu’il allait voir : une grande silhouette dans les nuages de vapeur, la taille ceinte par une serviette, le dos recouvert par une épaisse crinière blanche, accroupie, le visage collé à la palissade qui séparait les bains des hommes des bains des femmes.
Kanjiro soupira, se leva, enroula une ceinture autour de sa propre taille et se rapprocha avec une nonchalance qui n’avait d’égale que sa discrétion. Puis il toussota méthodiquement, ce qui eut pour effet de faire sursauter le voyeur, qui se retourna promptement. De profonds yeux noirs, d’où descendaient deux bandes rouges, sur un visage carré encadré par deux mèches blanches, suffisamment buriné pour accuser plus que ses 35 ans.
Le jeune Hyûga soupira plus qu’il ne bâilla.
-Jiraiya-sama…
-Oh, mais c’est le jeune prodige des Hyûga ! Quelle bonne surprise ! Je ne te vois pas souvent ici.
-Je veux bien vous croire, puisqu’à priori vous êtes ici tout le temps…
Jiraiya eut un rire nerveux et se gratta l’arrière de la tête : trouver le Sannin n’était pas difficile, il suffisait de prendre les femmes comme point de départ, puis d’affiner les recherches vers « nues » autant de fois que nécessaire. C’était prouvé mathématiquement, et aucun contre-exemple n’était jamais venu s’opposer à cette théorie.
Kanjiro s’était souvent demandé si une personne aussi lamentable pouvait réellement être un des trois meilleurs shinobis que Konoha ait jamais engendrés.
-Au lieu de parler de mes habitudes, peut-être pourrais-tu me dire pourquoi tu es venu ?
-Gné ? fit Kanjiro en dépit du respect incommensurable qu’il fallait par accord tacite témoigner aux Sannin, respect qui ne s’imposait pas tant en présence de Jiraiya, bien plus facile d’accès que Tsunade et encore plus qu’Orochimaru.
Le colosse aux cheveux blancs était à présent assis en tailleur contre la palissade, et fit signe à Kanjiro qui se mit dans la même position, face à lui.
-Je t’ai dit que je ne te voyais pas souvent ici. Si tu es venu si subitement, c’est que quelque chose d’inhabituel t’es arrivé.
Les yeux noirs du Sannin semblaient alors plus profonds encore que le Byakugan. Kanjiro ne se laissa pas entièrement démonter par sa perspicacité.
-C’est vrai. Je viens de me disputer avec mon meilleur ami pour la première fois.
Ce fut au tour de Jiraiya de paraître surpris : d’ordinaire on ne révèle pas directement ses problèmes, même à quelqu’un d’aussi charismatique qu’un Sannin. Mais Kanjiro restait capable d’un grand détachement : il savait pourquoi il ne se sentait pas bien, ce qu’il ne savait pas c’était comment y remédier.
Le Sannin sourit légèrement.
-Tu es passé genin il y a combien de temps ?
-3 semaines.
-Et tu as déjà commencé les missions ?
-Rien de sérieux.
-Pas de champ de bataille ?
-Non.
La conversation était assez cocasse, les deux shinobis assis dans la même position, avec 30 bons centimètres de différence en hauteur et autant en largeur, s’échangeant de laconiques répliques, sous lesquelles perçait des clés de compréhension que le ninja vétéran qu’était Jiraiya avait appris à maîtriser au fil de sa carrière.
Kanjiro faisait la moue, en regardant le vide, détournant le regard et pensant tout à la fois.
-C’est grave docteur ?
-Ca arrive à pas mal de gens. Seulement la plupart ne s’en rendent compte qu’une fois qu’ils sont en plein combat, avec des moyens de trépas expéditifs fusant de partout. Une fois là-dedans ils n’ont pas vraiment le temps de penser.
-J’ai eu du bol de m’en rendre compte plus tôt ?
-Oui et non. D’un côté comme ça tu peux t’y préparer, de l’autre tu vas avoir du temps pour te triturer les neurones avec quelque chose de pas agréable.
Il y voyait un peu plus clair, mais tout ça n’abordait pas l’essentiel.
-Tu ne devrais pas trop t’en faire. Tu réfléchis un peu trop.
-Gné ?
-Si j’ai bien saisi, tu penses que tout ça veut dire que la guerre et ta carrière vont te conduire à changer, et pas comme tu le voudrais ?
-Ben…
-Tu ne sais pas ce qui va se passer, et quand bien même, tu ne peux pas y faire grand-chose : c’est déjà très bien de t’être rendu compte de ce que tu venais de faire. A quoi ça pourrait bien te servir de te torturer pour ça ? Tous les shinobis ont dû faire face à la guerre : s’y habituer fait partie de notre lot. C’est inutile d’y songer maintenant : ce n’est que quand tu y seras que tu comprendras. C’est quelque chose que tu ne pourras pas éviter, alors autant te faire une raison. Arrête de penser à ce qui s’est passé, et n’essaie pas non plus de penser à ce qui va se passer : si tu veux devenir un bon ninja il faut aussi que tu parviennes à bien agir au bon moment.
Il y avait là quelque chose à saisir dans l’instant, et Kanjiro y parvint : les sermons de Jiraiya étaient simples à comprendre, mais il était moins facile de vraiment les intégrer. Après tout, trop penser finissait par égarer l’esprit dans des considérations complexes et superflues : pour un ninja, il était essentiel de réagir rapidement et efficacement. Et pour ça il fallait être capable de penser en termes simples sans être réducteurs.
Le jeune Hyûga venait de recevoir sa première leçon de stratégie universelle, et il comprenait à présent qu’il était dangereux de s’égarer dans ses pensées, car cela pouvait très vite mener au doute ; un shinobi pensait vite et bien, il pouvait saisir l’ensemble d’une situation et en retirer la marche à suivre immédiatement, sans se perdre en conjectures et sans manquer un seul détail des circonstances. Et ceci s’appliquait à tout, aussi bien au combat qu’à la politique, à la conversation ou aux relations humaines.
Kanjiro se sentit mieux, avec enfin un axe de conduite autre que la rigidité de son clan, une ligne qu’il sentait plus universelle. Elle l’aiderait sans doute bien plus dans sa carrière : il fallait penser en termes de priorités, pas en termes de symboles et de psychologie.
Il leva ses yeux blancs et arbora un sourire satisfait.
-Merci Jiraiya-sama.
-Pas de quoi, répliqua le Sannin en souriant de même, avant de toussoter en faisant mine de se retourner. Kanjiro laissa échapper un petit rire et laissa le légendaire shinobi vaquer à ses légendaires occupations.
Ses muscles lui faisaient encore mal quand il sortit, mais il fut heureux de constater, quelques heures plus tard, que le diagnostic de Saito était positif : le lendemain, il pourrait reprendre les missions. Et il lui tardait toujours de découvrir à quoi une mission sérieuse ressemblait.
Il ne savait pas de quoi demain serait fait, mais il savait qu'il ne tenait qu'à sa volonté de plier le futur à ses souhaits. Il ne savait pas s'il était prêt, mais demain était prêt à l'éprouver : à lui de surmonter les épreuves et d'en tirer parti. Il s'apprêtait à entrer dans une guerre : des vies s'y achevaient chaque jour, mais d'autres s'élevaient vers d'autres promesses que la paix. Et Kanjiro comptait bien en sortir vivant et en sortir plus grand.